Chroniques

par katy oberlé

Le duc d’Albe
opéra de Gaetano Donizetti et Giorgio Battistelli

Opera Vlaanderen / Opéra, Gand
- 17 novembre 2017
À Gand, "Le duc d'Albe" de Donizetti, version complétée par Giorgio Battistelli
© annemie augustijns

Une bonne distribution met en valeur cette première de la nouvelle série de représentations d’un inédit de Gaetano Donizetti, Le duc d’Albe, dans la production d’Opera Vlaanderen créée à Anvers il y a cinq ans (visible à Gand jusqu’au 6 décembre). Le baryton turc Kartal Karagedik se révèle fabuleusement musical dans le rôle-titre. À sa disposition, une palette de nuances bien achalandée lui permet de rendre humain ce personnage qui, de prime abord, ne l’est pas vraiment [lire notre chronique du 14 octobre 2015]. À la suite de mes collègues qui le découvrirent il y a quelques années, je suis épatée par l’excellence du jeune ténor Enea Scala [lire nos chroniques du 24 juin 2017, des 30 octobre et 30 mars 2016, du 22 juillet 2014 et du 13 mai 2011] : son Henri de Bruges est autant porté par un vrai talent théâtral que par l’impact brillant de la voix. Le chant est des plus grâcieux. Ania Jeruc, soprano polonais au lyrisme vaillant, rend très bien l’emportement passionnel d’Hélène d'Egmont. Les rôles secondaires ne déméritent pas : robuste, David Shipley livre un Sandoval violent comme il le faut, le piquant Denzil Delaere se charge de Balbuena et de Carlos, enfin la basse magnifique du jeune Markus Suihkonen offre une incarnation luxueuse à Daniel [lire notre chronique du 23 septembre 2017].

Mais, au fait, de quoi s’agit-il ?
D’une œuvre conçue en 1839 pour l’Opéra de Paris qui, comme souvent à l’époque, y renonça, pour de mauvaises raisons. Charles Duveyrier et Eugène Scribe en sont les librettistes. Le prolifique bergamasque s’en désintéressa donc, au point de la laisser inachevée. Peut-être comptait-il s’y remettre un jour, sauf que trois ans après l’avortement du projet, la vérole atteignit toujours plus gravement son esprit. Donizetti ne parvint plus à écrire une note à partir de 1845. L’année suivante, il végétait dans une maison de fous. Il ne retrouvera jamais l’usage de la parole, pas plus que celui de ses jambes. Lorsqu’il s’éteignit, le 8 avril 1848 (à l’âge de cinquante-et-un ans), Le duc d’Albe, qui aurait dû succéder aux Martyrs sur notre scène – version française de Poliuto [lire notre critique du DVD] – restait privé de final, à l’issu d’un dernier acte juste esquissé. À défaut de L'ange de Nisida (1839), encore inédit à l’heure actuelle, Paris connut tout de même La fille du régiment et La favorite [lire nos chroniques du 18 octobre 2012 et du 13 juin 2008], ainsi que Dom Sébastien, roi de Portugal (1843).

Par quel tour de passe-passe Le duc d’Albe est-il représenté au complet et en français ? Lui-même auteur de plusieurs ouvrages lyriques (Lara, I Burgravi, etc.), Matteo Salvi (1816-1887), qui avait été l’élève de Donizetti, s’est attelé à finir l’opéra dans une traduction italienne d’Angelo Zanardini. Cette version fut créée à Rome le 22 mars 1882. Il y eut ensuite Thomas Schippers (1930-1977) : en 1959, le merveilleux chef américain (si beau !) proposait à Spoleto sa version (italienne), dans une mise en scène de Visconti. Et voilà que l’Opéra des Flandres (Opera Vlaanderen) eut envie d’aller plus loin ! Le compositeur Giorgio Battistelli, connu en France pour son Richard III [lire notre chronique du 22 janvier 2012], est mandaté pour écrire les parties manquantes. Pour lui, le propos n’est pas de refaire du Donizetti, mais de combler les lacunes par une invention d’aujourd’hui – ce qu’avait fait Berio pour Turandot [lire nos chroniques des productions de Salzbourg et de Nice]. Les rustines sont donc bien visibles… et quelles rustines ! La scène finale est somptueuse, ainsi que le chœur très ouvragé du troisième acte – un grand bravo aux forces chorales maison et à leur chef Jan Schweiger –, la personnalité de notre contemporain se révélant après l’entracte.

Depuis longtemps Andreï Yourkévitch défend hardiment le répertoire belcantiste [lire notre chronique du 14 février 2010]. Bellini, Verdi, Donizetti et les Verdi de jeunesse font les fleurons de sa jeune carrière. Sa battue enflamme le Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen. Il faut applaudir son efficacité incroyable dans l’enchaînement des sections originales et des passages de musique contemporaine.

Plusieurs raisons expliquent ma présence à Gand : l’intérêt de découvrir un Donizetti laissé pour compte, celui de retrouver la musique de Battistelli (Jules Verne, Combat d'Hector et d'Achille et Traum Kepler m’avaient impressionnée durant mes années d’étude) et le plaisir de voir une production de Carlos Wagner, après son beau Lotario (Händel) de Göttingen [lire notre chronique du 28 mai 2017]. Conformément à l’argument, il signe une proposition noire comme la guerre, sur fond de justification religieuse abusive – depuis des siècles, c’est ce que font les rois et les chefs d’état : pour consacrer les massacres, prendre en otage le religieux, qu’il ait visage de Christ, de Madone, de Marx, de Lénine, de Marianne ou de Liberty Enlightening The World. La lumière glacée de Fabrice Kebour souligne la nudité insane des cadavres, mais aussi le tatouage fanatique du duc et de son fils. Quant aux costumes, A.F. Vandevorst fournit tout ce qu’il faut d’uniformes pour rivaliser avec les géants mécaniques du décor, convoqués par l’Espagnol pour écraser les Flandres (scénographie d’Alfons Flores). Du grand spectacle, très réussi !

KO