Chroniques

par bertrand bolognesi

Lachenmann face à la Symphonie Wagner
Südwestrundfunk Sinfonieorchester Baden Baden und Freiburg

Festival d’Automne à Paris / Salle Pleyel
- 12 novembre 2010
Nun d’Helmut Lachenmann par le SWR Sinfonieorchester et Sylvain Cambreling
© dr

C’est par une œuvre conçue il y a une dizaine d’années, révisée il y en a sept, que s’ouvre cette soirée du Festival d’Automne à Paris. Écrit pour flûte, trombone, orchestre et voix d’hommes, Nun d’Helmut Lachenmann fut créé par Jonathan Nott en octobre 1999 à Cologne, dans sa première mouture, puis en janvier 2003 à Berlin par Johannes Kalitzke, dans la version ici jouée. À la tête du Südwestrundfunk Sinfonieorchester Baden Baden und Freiburg, maestro Cambreling, son chef principal, en donne une lecture attentive, tendue, animée, pour ainsi dire. Pour n’être quasiment jamais à proprement parler solistiques, les interventions des solistes ne s’en font pas moins remarquer, dans leur perfection sagement disciplinée : Dagmar Becker à la flûte et, plus sûrement encore, jusqu’en sa discrétion parfois, le jeune Frederic Belli au trombone.

Préparés par Walter Nußbaum, les hommes de la Schola Heidelberg, munis de capteurs très rapprochés, pour mieux transmettre certains sons comme les joues qu’ils se tapotent ou les claquements de mâchoire, occupent le centre du plateau, devant les cordes. À l’orchestre traditionnel, le compositeur ajoute une guitare électrique qui l’aidera à brouiller les timbres, et deux pianos, de part et d’autre de son déploiement dont ils décupleront les résonnances dans une table pédalisée, à certains moments ; à l’arrière, trois percussionnistes s’agitent sans cesse pour une grande variété d’effets.

L’attaque est franche, droite, et voilà qu’elle se développe dans les frottements, craquements, grattements, mais aussi déplacement sonores, traversées. « La musique, non comme texte, non comme discours, voire comme drame sonore – plutôt une sorte de spectacle-nature artificiel et transcendant, en tant que produit de spéculations complexes, comme présence pure (bien que ces mots soient des coquilles, qui rappellent tant bien que mal ce qu’ils n’osent plus ou ne sont plus capables de nommer, de saisir. Des notions qu’il faut convoquer tout en les raturant, dès que l’on fixe la chose elle-même) : l’évoquer, sans tomber pour autant dans des idylles piètrement pensives et méditatives, des idylles standardisées, voilà qui fait partie de mes utopies centrales », annonçait le compositeur lors de la création de son œuvre. Bref : comme il y a une non-philosophie qui est une philosophie, la musique de Lachenmann est une non-musique, ayant d’ailleurs fécondé de nombreux compositeurs tissant dans ce confortable inconfort une esthétique personnelle.

À la fois frontal et circulaire, le voyage du son conjugue la brouille de la nature même des attaques, masquant volontiers les timbres, mais bien loin des gentilles périphéries qu’on eût pu imaginer : au contraire, l’impératif de cette page toujours opère dans le contraste, la force, même, quand ce n’est pas la violence. La brièveté de quelques émissions excoriant un profond halo, les errements qu’on jurerait infinis des résonnances prolongées, le texte qui se détache, presque à cru, fragmenté jusqu’au borborygme suspendu dans la nuance des trémolos : tout est urgence – comme le titre : Maintenant. Pourtant, point de manière, de leçon donnée, et encore moins de théâtre : c’est avec un fléchissement qui ressemble à de l’humour que Lachenmann échappe à ses propres procédés, ne les laissant pas se faire tics, mis à distance par l’ombre d’un sourire sur lui-même, peut-être, jamais dupe, en tout cas. Peu à peu, le son se raréfie, les voix parlent dans le désert – non, pas d’allusion mystique, rien d’un tel fatras -, percutent une seule et unique fois les bols clairs avant d’émettre le K final, presque humé, celui de Musik. Non un souffle qui s’épuise, mais un souffle dont la soudaine concentration, par sa densité, interroge (le silence qui suit comme tout ce qui précède).

Les compositeurs ont des remords ; si Lachenmann remis les oreilles dans Nun quelques années après sa première, l’on ne sait que trop qu’Anton Bruckner, jamais satisfait, replaça ses partitions sur le métier à maintes reprises. Ainsi de sa Symphonie en ré mineur n°3 dite « Wagner » qu’en 1873 il dédie – « avec le plus grand respect » – au maître qui, depuis deux ans, s’attelle au projet commun de construire son Bayreuth et d’achever le Ring. Après trois ans, cette Troisième pose déjà problème à son auteur qui en rédige une deuxième version, créée sous sa battue en décembre 1877 à Vienne (notons que la version de 1873 n’avait pas été jouée). Il y reviendra onze ans plus tard, réalisant une troisième version que jouerait Hans Richter (le créateur du Ring en 1876) à l’hiver 1889. Outre l’existence de ces versions, encore faut-il compter avec les annotations parfois contradictoires des partitions des chefs d’alors, mises en regard avec les recherches musicologiques tâchant d’atteindre la pensée du compositeur – bref : jouer telle symphonie de Bruckner comme définitive pourrait bien relever de l’utopie.

Sylvain Cambreling retient l’édition de Leopold Nowak.
Il y entre tout en douceur par l’ostinato du Mehr langsam, misterioso, qu’il ne prend pas suffisamment soin de distiller, cependant, grimpant promptement au tonitruant. C’est une épaisseur surjouée des cordes qu’il convoque là, tout en affirmant bientôt une palette dynamique cruellement limitée. Indéniablement, la musique de Bruckner ne se livre pas facilement ; des chefs elle exige un grand discernement, un art minutieux du dosage, une approche paradoxalement chambriste, aussi, qui seule peut faire naître le geste musical. Ce soir, c’est tout le contraire : Cambreling braille, tape du pied, ronfle, rugit, frappe, quand il n’emmielle pas les cordes. La frustration est grande de constater l’excellence de cet orchestre, offrant une somptueuse couleur de bois, une notable tonicité de cordes dans une saine cohésion, des cuivres d’une imparable efficacité avec des cors remarquables, répondant à une baguette qui non seulement ne parvient pas à laisser s’illuminer les tutti mais place Bruckner au panthéon du kitsch. Après un Adagio crème-au-beurre (rance), le Ländler du troisième mouvement revêt les plus gros sabots qui soient, dans cette exécution systématiquement mal dosée. Et, curieusement, l’Allegro va mieux, sans atteindre toutefois la grandeur, s’en tenant à la grandiloquence, toujours.

BB