Chroniques

par bertrand bolognesi

La vida breve | La vie brève
El sombrero de tres picos | Le tricorne

opéra et ballet de Manuel de Falla
Opéra de Nice
- 23 mai 2004
l'opéra de Falla, La vida breve, à l'Opéra de Nice
© ville de nice

En guise de (copieux) lever de rideau à La vida breve (reprise de la production de 1997), l’Opéra de Nice propose le ballet El sombrero de tres picos – en français Le tricorne –, du même Manuel de Falla. C’est à un voyage espagnol qu’invite la maison.

C’est en 1916 que Sergeï Diaghilev emmène pour la première fois ses célèbres Ballets Russes dans la péninsule. Le génial impresario rencontre Manuel de Falla et espère créer un ballet sur ses toutes récentes Nuits dans les jardins d’Espagne pour piano et orchestre. L’idée ne séduit guère le compositeur, de sorte que Diaghilev, allant toujours jusqu’au bout d’une envie, quitte à la transformer un peu, lui commande une partition spécialement conçue pour sa troupe. La pantomime El corregidor y la molinera est créée à Madrid au printemps 1917 : c’est cette pièce que de Falla restructure pour les danseurs russes en l’étoffant de nombreux traits aptes à en relever la typicité espagnole. L’équipe de Diaghilev connaîtra un grand succès avec Le tricorne à Londres en 1919, magistralement chorégraphié par Leonid Massine qui assumait en personne le rôle du meunier.

À Nice, Eleonora Gori signe la réalisation d’un divertissement judicieusement construit en un style naïf et frais. Le spectacle fonctionne plutôt bien, même s’il se garde précautionneusement de vouloir surprendre. Parmi les artistes du Ballet de l’Opéra de Nice, Fabienne Moreau est une meunière attachante, Andres Heras un meunier efficace, tandis que Stéphane Ferrand campe un Corregidor exemplaire, à la fois drôle et touchant, magnifiquement dansé. Les ensembles demeurent relativement conventionnels, et l’on pourra regretter le peu de crédibilité des garçons, un peu mous, en désaccord avec le caractère de l’œuvre.

La base du décor de La vida breve abrite cette chorégraphie, l’intrigue évoluant comme un poisson dans l’eau devant des murs ocre, une fontaine de faïence bleue, des draps qui sèchent dans une lumière chaude et contrastée, savamment conçue et distribuée par Patrick Méeüs – dont nous avions salué le travail pour La vedova scaltra tout récemment à Montpellier [lire notre chronique du 25 avril 2004]. L’intervention de la chanteuse est généreusement sonore et vocalement irréprochable, mais un rien affectée, sonnant un peu trop opéra pour ce contexte particulier. L’orchestre effectue un fin travail de couleurs qui n’est pas sans rappeler que Ravel s’est vraisemblablement inspiré de l’œuvre dans la seconde partie de L’enfant et les sortilèges.

Le bref opéra La vida breve fut créé ici même, à Nice, au Casino municipal, le 1er avril 1913. Il marque un tournant dans le parcours du compositeur : jusqu’alors, il avait écrit – outre Villamedia, un premier essai d’opéra lorsqu’il avait une quinzaine d’années, jamais représenté – les délicieux El corneta de ordenes, La casa de Tocame Roque, Los amores de la Inès, Limosna de amor et La Cruz de Malta, autant de zarzuelas plaisantes qui n’entendaient certes pas rivaliser avec la maestria en la matière de son ami Amadeo Vives, très actif dans les premières années du siècle. Dans sa correspondance, Manuel de Falla écrit en 1910 : « ce que j’ai publié avant 1904 n’a pas la moindre valeur. Ce sont tout simplement des bêtises, quelques-unes écrites quand j’avais de dix-sept à vingt ans bien que publiées après. Comme je vous l’ai déjà dit, c’est La vida breve mon premier ouvrage sur lequel je commence à compter un peu et même, c’est peut-être celui que je préfère ».

L’ouvrage fut initialement écrit pour un concours de l’Académie royale des Beaux-arts San Fernando de Madrid, en 1905, où il emporte un prix. Malheureusement, il ne sera pas créé et doit attendre le séjour parisien du compositeur pour refaire surface. C’est avec cette carte de visite qu’il se présente à Dukas, Messager et Debussy qui l’aideront, l’invitant à en repenser l’orchestration, à déconstruire l’acte unique en deux avec un interlude, et à recourir à Paul Milliet pour l’écriture d’une version française dans l’espoir d’une création à la Salle Favart. Pour finir, c’est le Casino municipal de Nice qui en donne la première, près d’un an avant l’Opéra Comique.

Cet après-midi, nous voyons la mise en scène que Paul-Émile Fourny signait à Nice il y a sept ans, une mise en scène assez traditionnelle dont les couleurs évoquent Grenade où se déroule l’intrigue. On regrettera cependant le peu de construction des relations entre les personnages et certaines poses attendues et surfaites. Les interventions de la compagnie Aire Flamenco bénéficient d’une énergie tonifiante.

La distribution vocale demeure assez inégale.
Ainsi, Bernard Imbert est un Manolo généreusement sonore mais instable. Le ténor Gilles San Juan prête un timbre typé à La voix de la forge, avec un vibrato parfois trop nasal, tout en ménageant des nuances d’une grande finesse vers la fin. La Carmela de Liedel Babette Jürgens est tout à fait satisfaisante, dans un rôle d’une discrétion frustrante. Angel Pazos donne un Paco élégant quoique confidentiel, soignant de beaux aigus, mais sans graves. Dans le rôle principal, la triste Salud, Lola Casariego brille d’une expressivité bouleversante, tant dans le jeu que dans la couleur vocale, et si l’émission s’avère un rien craintive et même couverte sur le début, elle la libère par la suite, offrant une plénitude d’une grande richesse. L’oncle Sarvaor est splendidement chanté par Jean-Luc Ballestra : le timbre se révèle somptueusement présent, d’une texture attachante, la phrase toujours bien menée et le personnage parfaitement crédible. Enfin, la grand-mère est excellente : Maria Miccoli offre un chant d’une belle tenue à ce personnage touchant, servi par une teinte chaleureuse et une projection totalement maîtrisée.

En fosse, Bruno Ferrandis conduit l’Orchestre Philharmonique de Nice avec précision et un vrai sens dramatique, dans une sonorité pleine de relief et toujours scintillante.

BB