Chroniques

par bertrand bolognesi

La vedova scaltra | La veuve rusée
opéra d’Ermanno Wolf-Ferrari

Opéra national de Montpellier / Comédie
- 25 avril 2004
La vedova scaltra, opéra de Wolf-Ferrari, photographié par Marc Ginot
© marc ginot | opéra national de montpellier

Une nouvelle fois, René Kœring fait redécouvrir un ouvrage oublié : La vedova scaltra,composé par le Vénitien Ermanno Wolf-Ferrari sur un livret de Mario Ghisalberti adapté d’une comédie du non moins Vénitien Carlo Goldoni. L’opéra fut créé à Rome en mars 1931. On joue peu la musique de Wolf-Ferrari aujourd’hui. Après la récente résurrection de Sly il y a six ans – que l’on doit à la pugnacité de José Carreras –, l’on ne donne guère, de temps à autres, qu’Il segreto di Susanna (1909) et, surtout, I quattro rusteghi (1906). La production lyrique du musicien ne se limite cependant pas à ces deux chevaux de bataille.

Ainsi cette Veuve rusée contant les aventures de la belle Rosaura que courtisent quatre lourdauds : le Français Le Bleau, Runebif l’Anglais, Alvaro di Castiglia l’Espagnol et l’Italien Bosco Nero. Ne parvenant à choisir un parti, elle décide de mettre chacun à l’épreuve : elle se déguise en amoureuse venue de leurs pays d’origine, demandant en gage d’amour un souvenir. Tous tombent dans le panneau, disent vouloir renoncer à la main de la Vénitienne ; tous sauf un, bien sûr : le conte italien, qui ne veut rien entendre des soupirs d’une autre, lui déclarant « mon cœur est pris ». Rosaura épousera donc son compatriote.

L’on peut aisément imaginer ce que l’œuvre peut offrir de cocasse et de drôle, tout en préservant une certaine élégance. Il demeure assez difficile de se représenter, si l’on n’a pas eu la chance de le voir, ce que la mise en scène de René Kœring sut inventer. Rien n’y est laissé au hasard, chaque détail cherche à rire, accumulant avec esprit une multitude d’effets, de références, de suggestions (statue vivante, Tomato Goldoni, Tazio, les cornettes à telefonino, etc.), sans jamais se satisfaire du seul clin-d’œil. Brio, panache, vivacité, légèreté, remplaçant le risque d’une possible vulgarité par une folie magnifique. Chaque type est nettement dessiné : l’Anglais qui surgit à bicyclette dans le salon de la veuve, l’Espagnol entouré d’alguazils austères s’annonçant sur une barque funèbre, le Français qui virevolte sans relâche dans des soucis d’élégance, d’étiquette et de petits arrangements avec la soubrette parisienne, enfin l’Italien maladivement jaloux, un rien fanfaron, qui peu à peu deviendra Corto Maltese, ombre fantomatique d’une Venise imaginaire.

Et l’on rit, comme jamais à l’opéra !

À tel point qu’après l’entracte, le public communique son allégresse, les gens se trouvant soudain complice dans une grande simplicité, celle les enfants au cirque. C’est intelligent et efficace sans du tout se prendre au sérieux : pour preuve l’apparition sur scène du maître d’œuvre lui-même sous forme d’un portrait à la manière de Warhol pour commencer, en animateur d’émission de variété (Hot Parade, rien que ça) de la télévision italienne pour finir. Un mot : loufoque ! Un ton qui sert avantageusement un ouvrage à mi-chemin entre certaines scènes de Bohème ou de Schicchi et Gräfin Mariza. Le travail de Patrick Méeüs pour la lumière, de Martine Rapin pour les costumes et de Jean-Jouis Poveda pour le décor, fait de cette réalisation une belle réussite.

En fosse, Enrique Mazzola dirige une lecture précise, dynamique et contrastée, profitant diablement de la partition. Mais attention : certains excès dans les oppositions mènent droit à des marcati peu élégants, alors qu’un plus grand souci de la couleur aurait pu raconter autre chose. Les rôles sont assez idéalement distribués, chacun se trouvant parfaitement crédible dans le sien. Ainsi Jonathan Veira qui campe un Alvaro farouche, volontiers ridicule. Le timbre est corsé, la diction mordante, bien que la hauteur ne soit pas systématiquement stable. La vaillance, la clarté et l’agressivité du timbre de Giorgio Trucco sont autant d’ingrédients bien choisis pour Le Bleau. Franck Leguérinel propose un Runebif glacial en colorant sa voix d’une aigreur inhabituelle, usant souvent d’attaques nasales, tandis que Francesco Piccoli donne à Bosco Nero une voix sensuelle à souhait, n’hésitant pas à pratiquer de généreux et risibles portamenti fort d’à propos.

La belle Rosaura est Anne-Lise Sollied, voix agile aux aigus d’une facilité délicieuse, tandis qu’Henriette Bonde-Hansen livre une Marionette (chambrière de la veuve) généreuse d’une voix présente, toujours parfaitement projetée, avec beaucoup de caractère (que l’on pense, par exemple, à son « je suis Marionette, la fille de la femme de chambre de la nourrice du Roi ! »...). On retrouve Evgueni Alexiev en Arlecchino peu convainquant : si le chant bénéficie de raffinements appréciables dans le dernier acte, notamment dans le duetto avec Marionette, les récitatifs demeurent approximatifs, et une tendance particulière à appuyer les sons, croyant peut-être ainsi les grossir, pose de gros souci de justesse qui finissent par devenir obsédants.

Grâce à ces artistes, la majeure partie du public aura passé un excellent après-midi à l’Opéra Comédie, à en juger par l’enthousiasme des applaudissements.

BB