Chroniques

par bertrand bolognesi

l'élégance discrète d'Ophélie Gaillard
Bach et Boccherini

Sinfonia en Périgord / Abbaye de Brantôme
- 31 août 2008
la violoncelliste Ophélie Gaillard joue Bach au festival Sinfonia en Périgord
© dr

Pour être le grand rendez-vous aquitain de la musique baroque, Sinfonia en Périgord ne se laisse cependant pas timidement et passivement définir comme tel, puisqu’il invite régulièrement son public à une écoute moins candide d’un répertoire intermédiaire ou déjà classique. Se targuant d’un grand recul du temps qui, à lui seul, saurait nous permettre de jeter un œil averti sur l’histoire de la musique, l’on oublie qu’elle n’est pas strictement linéaire, qu’elle est histoire d’esthétiques à replacer toujours dans un contexte englobant qu’on appellera celui du pouvoir et des sociétés induites (dans lequel l’évolution des instruments prend elle-même son sens), et que les grands courants, distingués à titre posthume, n’ont que très rarement dressé de frontières entre eux. Aurait-on tout dit en appelant « baroque » Händel et « classique » Mozart ? Rien de si simple.

Respectant une sorte de tradition faite sienne, Sinfonia déplace sa dernière journée à l’Abbaye de Brantôme. L’ultime programme de sa dix-huitième édition s’articule entièrement autour d’une musicienne passionnante : la violoncelliste Ophélie Gaillard qui dirige également le jeune ensemble Pulcinella. L’ancien dortoir des moines accueille à midi un récital tout intimité auquel ses proportions se prêtent idéalement. De son Goffriller (1737), Ophélie Gaillard transmet les trois premières Suites pour violoncelle de Johann Sebastian Bach.

Dès le Prélude de la Suite en sol majeur n°1 BWV 1007, l’interprétation se révèle soigneusement construite. D’abord un rien timide, le son s’installe bientôt dans une égalité appréciable qui saura, par la suite, décliner un délicat travail de couleurs, d’un nuancier précieux subtilement boisé. Si l’Allemande semble encore laborieuse, la Courante trouve dans l’inflexion dansé un geste plus large, toujours élégant, sans tricher pour autant avec la raucité naturelle de l’instrument. Le dialogue intérieur de la Sarabande s’impose, judicieusement contredit par le teint plus rose accordé aux Menuets dont la figure centrale se love dans une infinie tendresse. La hargne joyeuse d’une Gigue qui fronce les sourcils vient conclure le plus logiquement qui soit ce parcours.

Ophélie Gaillard ne se contente pas de livrer une succession de courts mouvements minutieusement travaillés : elle inscrit ses interprétations dans une architecture plus vaste. Aussi distille-t-elle un climat nettement tragique avec la Suite en ré majeur n°2 BWV 1008, ouverte dans un grain généreusement douloureux. Peter Handke a pu dire qu’un bon écrivain n’écrit pas lorsqu’il souffre mais lorsqu’il se souvient par l’écrit d’une souffrance passée : il y a quelque chose de cette idée-là dans ce que la violoncelliste fait du Prélude, cicatrisé sans amnésie, pourrait-on dire. L’articulation est ample, le phrasé d’autan plus expressif qu’un rien essoufflé. Après une Allemande moins sûre, la vigueur de la Courante déploie une certaine inquiétude que décline également la Sarabande qui rejette toute emphase et ne se mêle pas de méditer l’angoisse qui la traverse. Rageurs, les Menuets introduisent une Gigue sans repos, haletante. Cette lecture de la Deuxième suite ne laisse pas indemne.

Aussi la Suite en ut majeur n°3 BWV 1009 agira-t-elle comme un baume qui vient réparer l’écoute et ses affects. Bienfaisants se font la rondeur du son dans le Prélude, le relief accorte de l’Allemande et les bondissements rafraîchissants de la Courante. D’une bienveillance plus introspective, la Sarabande apaise ces enthousiasmes d’une lumière discrète que conjugue également le centre modulant de la Bourrée. Pour finir, Ophélie Gaillard souligne d’un sourire la robustesse de la Gigue.

Conduisant des coins de l’œil et de l’archet l’ensemble Pulcinella, la violoncelliste poursuit cette journée avec le Stabat Mater pour voix et quintette à cordes que Luigi Boccherini composa en 1781, durant son exil, loin de la cour madrilène. L’équilibre de cette formation inédite séduit d’emblée, les artistes insufflant à l’œuvre un relief sagement circonscrit mais jamais timoré. Si Cujus animam révèle l’art de la nuance de Salomé Haller, Quæ mœrebat et dolebat la montre plus mozartienne qu’on s’y serait attendu ; de fait, le mouvement lui-même perd ses attaches à l’héritage baroque. Rendant un bel hommage au violoncelliste talentueux que fut Boccherini, les cordes se font avantageusement vigoureuses. L’investissement interprétatif de la voix absorbe l’écoute dans le très sensible Quis est homo, tandis qu’un subtil travail de nuances du quintette, main dans la main avec la chanteuse, livre un Pro peccatis de velours. L’exécution avance en souplesse jusqu’à la libération vocale de Fac ut portem Christi mortem qui gagne une bouleversante plénitude à laquelle répond parfaitement l’introït tragique de Fac me plagis vulnerari. La conclusion – Quando corpus morietur – ne se révolte plus : le festival s’achève dans un profond recueillement.

BB