Chroniques

par hervé könig

L’invisible
trilogie lyrique d’Aribert Reimann

Deutsche Oper, Berlin
- 8 octobre 2017
L'invisible, un nouvel opéra d'Aribert Reimann, créé à la Deutsche Oper Berlin
© bernd uhlig

La rentrée musicale de la capitale du Brandebourg est marquée par plusieurs événements d’importance. La réouverture, Unter den Linden, de la Deutsche Staatsoper, après des années de travaux durant lesquelles les spectacles furent donnés au Schiller Theater, prend largement le pas sur ce début de saison, sans pour autant que la programmation des autres salles, Pierre Boulez Saal en tête, ait à rougir, loin de là. Pour nous, une création mondiale aura toujours la préférence sur le raout mondain, surtout lorsque ce dernier fait tenir son affiche inaugurale par une œuvre très publique, trop publique.

Voilà près d’une trentaine d’années qu’Aribert Reimann rêvait de réunir trois courtes pièces de Maurice Maeterlinck, le symboliste belge qui inspira tant de compositeurs, dont les plus connus sont Debussy (Pelléas et Mélisande) et Dukas (Ariane et Barbe-Bleue). L’engouement de ces contemporains du dramaturge ne s’est pas arrêté en si bonne route : il y a quelques années, par exemple, nous applaudissions Les aveugles de Xavier Dayer, une pièce que retint également Beat Furrer – elle est longue, la liste des pages musicales issues du théâtre et de la poésie de Maeterlinck !

Cet univers tour à tour expressionniste et symboliste, où s’opposent la métaphore et la brute réalité, est familier de Reimann – ici, nous ne sommes pas loin, férocité en moins, des Strindberg dont il s’est également saisi [lire notre chronique du 27 juin 2017]. Car il ne faut pas croire qu’il soit le compositeur d’un seul opéra, le fameux Lear, si présent sur la scène européenne qu’il est l’arbre cachant la forêt [lire nos chroniques du 23 août 2017, des 31 et 23 mai 2016, du 17 mai 2014]. L’invisible (titre en langue française, s’il vous plait !) est son neuvième opéra, après Ein Traumspiel (1964), Melusine (1970), Lear (1978), Die Gespenstersonate (1983), Troades (1985), Das Schloss (1991), Bernarda Albas Haus (2000) et Medea (2009) [lire notre chronique du 25 juin 2017] – relever au passage Euripide, Yvan Goll, Franz Grillparzer, Franz Kafka, Federico García Lorca, William Shakespeare, August Strindberg et désormais Maurice Maeterlinck laisse voir l’intérêt du musicien pour la littérature.

Les actes réunis dans L’invisible sont L'Intruse de 1890, Intérieur et La mort de Tintagiles, ces deux-là ayant été conçus en 1894 pour un théâtre de marionnettes. Si L’intruse n’a pas retenu l’attention des compositeurs, ce n’est pas la première fois que les deux autres sont mis en musique : en 1977, le Lituanien Giedrius Kuprevičius (né en 1944) s’emparait d’Intérieur qui devint Ten, viduje, alors que La mort de Tintagiles avait séduit le Britannique Lawrance Collingwood (1887-1982) depuis longtemps (The death of Tintagiles, 1950). Formant cette « trilogie lyrique » (ainsi dénommé par Reimann), les trois textes ont en commun de traiter de la mort, cette invisible qui hante toute la soirée. N’allez pas en conclure qu’il s’interroge, à l’orée de ses quatre-vingt-un ans, sur l’inéluctable de ses prochaines années : depuis toujours la mort rôde dans ses portées, cela ne fait aucun doute. Oracles, vieillards, assassins, enfants condamnés, guerres et fantômes sont les acteurs de toute sa production pour la scène, voguant sur le Styx, et l’on retrouve la mort plusieurs de ses pages non destinées au théâtre [lire notre chronique de Spiralat halom]. Avant le meurtre du petit prince Tintagile, héritier du trône (troisième partie de L’invisible et également la plus longue), par trois courtisans, sur ordre de sa grand-mère refusant qu’il hérite un jour de son trône, la soirée commence par un nouveau-né braillant à la fois le triomphe de son entrée dans la vie et l’épouvante face à sa mère emportée par la faucheuse. Derrière la baie vitrée du salon, l’acte central lorgne sapin, guirlandes et cadeaux. C’est Noël. À la famille qui fête l’hiver, faut-il vraiment apporter la nouvelle que la dépouille de la plus belle de ses filles vient d’être remontée du fleuve ?... La mort, donc, comme celle de Dietrich, le frère d’Aribert Reimann, tué lors d’un bombardement de 1944, à l’hôpital où on le soignait d’une scarlatine – L’invisible lui est dédié.

Si l’on admire l’écriture vocale – un domaine qui n’a pas de secret pour le compositeur, pianiste de nombreux chanteurs très en vue dans les années soixante à quatre-vingt –, c’est principalement les choix d’orchestration qui fascinent. La division minutieuse des cordes de L’intruse favorise une grisaille inquiétante, maintenue dans une nuance pâle, éternelle. Pour Intérieur, les cordes se taisent, comme maintenues derrière la vitre, de ce point de vue des messagers funestes qui est, du coup, le nôtre : contrebasson, cor anglais, hautbois d’amour, flûte en sol et clarinette basse questionnent l’eaux dormante des suicidés. Avec La mort de Tintagiles, la fosse déploie tous ses pupitres, explosant lorsqu’une des sœurs de l’héritier découvre le petit corps privé de vie – tumulte effroyable, bouleversant. À la tête de l’Orchester der Deutschen Oper Berlin, Donald Runnicles rend un hommage soigné au savoir-faire très raffiné dont, une nouvelle fois, Reimann fait preuve.

Nul n’est prophète en son pays, dit le diction – cette première nous dit le contraire !
C’est à Berlin que le Berlinois Reimann est joué et fêté, et c’est encore la Deutsche Oper, à laquelle sa carrière est liée depuis plusieurs décennies, qui accueille son nouvel ouvrage lyrique, chaleureusement salué par un public conquis, et invite pour ce faire un plateau vocal dévoué. Tim Severloh, Matthew Shaw et Martin Wölfel sont les trois contre-ténors infernaux, exécuteurs des basses œuvres dans le dernier acte. On y retrouve des artistes qu’on connaît bien, maintenant : le ténor Thomas Blondelle (L’oncle, l’étranger) dans un quasi recitar-cantando d’une douce expressivité [lire nos chroniques du 13 janvier 2017, du 25 janvier 2015, du 28 janvier 2014 et du 30 août 2013], le baryton-basse Stephen Bronk (Grand-père, Vieux, Aglovale), souverain et généreux, très émouvant [lire nos chroniques du 4 juillet 2017 et du 1er avril 2011], l’excellente basse Seth Carico (Père), d’une puissance caressante [lire nos chroniques des 17 avril et 15 janvier 2017], le beau mezzo-soprano d’Annika Schlicht (Marthe, Bellangère), onctueux et simple [lire nos chroniques du 14 avril 2017, du 17 août 2016 et du 10 août 2014], enfin une Rachel Harnisch vraiment exceptionnelle, dans les trois d’Ursula, Marie et Ygraine, soprano fil rouge magnifique [lire nos chroniques du 6 février 2017, du 30 mars 2016 et du 18 juin 2010].

Remarqué il y a près de dix ans par notre collègue [lire notre chronique de sa Jenůfa], le jeune metteur en scène russe Vassili Barkhatov signe une proposition intéressante : par le biais du décor unique mais modulable de Zinovi Margolin, il suggère une unité dramaturgique aux trois actes. Le plus fort est que son travail, loin de diriger le spectateur, ne cherche pas du tout à élucider les mystères. Ce n’est qu’à La mort de Tintagiles qu’il impose une lecture plus radicale, option qui se tient bien et à laquelle préparaient les costumes clairement fifties d’Olga Shaishmelashvili, même si l’on aurait préféré rester dans le conte. L’émotion et la réflexion se poursuivent bien longtemps après avoir quitté la Götz-Friedrich-Plat.

HK