Chroniques

par marc develey

L’Homme nouveau
René Zosso et Alla Francesca Discantus

Cité de la Musique, Paris
- 7 décembre 2010
René Zosso
© dr

Dame Nature se sent dolente : le monde ne tourne pas comme il faudrait ! La société des hommes est gagnée par grand désordre et moultes vilénies. Les vices mènent la danse et les vertus se lamentent. Que n’a-t-on sous la main un nouvel Adam, parfait comme au jour de sa création, pour remettre un peu d’ordre dans cette affaire assez mal engagée ! Allez ! On enverra Prudence, la précautionneuse, quérir auprès de Dieu une âme – masculine, bien entendu – propre à être insufflée dans le corps sans tache que Nature lui saura fabriquer.

Tour à tour tendre, malicieux, sentencieux comme il se doit, le conteur retrace l’histoire de Prudence portée à travers les Cieux sur son chariot que les arts libéraux lui ont construit et que tirent les cinq sens, jusque devant les Prophètes, les Anges, les Martyrs, la Vierge Marie et la Très Saincte Trinité pour demander à Dieu le Père la délivrance d’une âme qui saurait repousser les vices et faire triompher les vertus.

Prenant appui parfois sur la mélopée d’une vielle à roue, la belle voix et la grande présence de René Zosso tissent leur fil tout au long de la soirée, nous en entourent, nous y enlacent et capturent, pour finir. La voix installe le récit dans la déploration liminaire d’un motet pleurant sur le monde hypocrite et félon (Ne sai que je die). Le Verbum bonum et suave en hommage à Marie marque alors l’entrée des musiciens, a capella n’était le carillon dont ils s’accompagnent. Et c’est un rêve qui nous prend, amené par un très intelligent choix de textes et de partitions, sur une durée à notre dimension de gens pressés. Plus de deux heures, tout de même, mais pas un ennui, pas l’ombre d’une fuite ailleurs que dans l’espace tout tissé d’oralité au sein duquel le bel jouvencel tant espéré finira par triompher au cours d’une bataille aussi épique que drolatique de toutes les puissances issues du « gouffre d’Enfer puant comme le soufre ».

En permanence illustré par le chant, le récit est une épure. Plus exactement, ainsi que nous l’indique le fort intéressant programme de la Cité de la Musique, c’est la troisième strate de l’Anticlaudianus d’Alain de Lille, poème allégorique dont s’inspire Adam de la Bassée pour écrire son Ludus, son Jeu sur l’Anticlaudianus, dont les vers sont tressés d’interludes musicaux. À son tour l’œuvre sera anonymement réduite et traduite en langue d’oïl peu après, version dont cette soirée fournit des extraits.

S’il ne s’agit pas de théâtre allégorique, la diégèse pour autant pourrait soutenir la scène. Les prosopopées séduisent, on sourit souvent et l’on rit parfois : ainsi, avant de s’évanouir tout de bon devant Dieu, la bonne Prudence se trouble-t-elle grandement à l’idée d’une Vierge mère de son Père, malgré les tentatives bon enfant de tricotage du mystère comme Mystère, et donc d’abandon de la raison au profit de la foi, par la bien-avisée Sagesse.

La musique achève d’imprimer ces images fortes, qu’elle se fasse chanson élégante sur le timbre rond du luth (Le dieu d’amours), rondeau céleste de légèreté (À jointes mains vous proi), conduit dans le style de l’ars antiqua (Agnus fili virginis), hymne (A solis ortus cardine), antienne ou motet. Certaines pages purement instrumentales mettent au cœur une joie indéniable (Ave princeps celestis curie, illustrant la montée dans les sphères célestes).

L’association Alla francesca Discantus fonctionne ici à merveille. Les voix de femmes, travaillées sans excès, savent offrir chacune l’émotion appropriée au moment qu’elle incarne, la voix claire et ronde d’Emmanuel Vistorky donne, quant à elle, dans un surjeu parfois réjouissant, beaucoup de présence aux pages qu’il interprète. L’instrumentarium (citole, luth, vièle, harpes, percussions) installe une atmosphère résolument intime dans un climat de grande complicité – ce qui nous vaut de très beaux dialogues entre Michaël Grébil, absolument remarquable aux cordes pincées, Hélène Decarpignies (vièle à archet) et Brigitte Lesne (harpes).

L’ambiance est aérienne, on n’ose dire céleste.

Il s’agit au fond d’exhorter et d’édifier – d’élever l’âme en emportant son adhésion, non pas de lui donner le ciel : des cinq sens menant Prudence au Paradis, l’Ouïe dételée est laissée aux Portes du divin séjour. Nous n’entendrons donc Sagesse et Dieu que de seconde main. C’est pour cela qu’il nous faut des conteurs. Pour notre plus grand plaisir.

MD