Chroniques

par laurent bergnach

L’autre côté
opéra de Bruno Mantovani

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 23 septembre 2006
© alain kaiser

Avec une livraison annuelle d’environ huit pièces, Bruno Mantovani fait figure de créateur insatiable qui n’avait encore jamais expérimenté un travail de longue haleine. C’est chose faite avec L’autre côté, son premier opéra, conçu à l’occasion d’une résidence à la Villa Médicis, et nouvelle production de l’Opéra national du Rhin.

Ne voulant puiser ni dans le mythe modernisé, ni dans l’actualité trop fugitive, le trentenaire s’est laissé séduire par l’unique roman d’Alfred Kubin (paru en 1909), découvert grâce à son librettiste François Regnault. « Pour moi, dit-il, une question fondamentale était de trouver un sujet actuel qui ne soit pas datable ». Dessinateur et peintre tourmenté, le Tchèque – Autrichien, selon les découpes politiques d’alors – Alfred Kubin (1877-1959) présente un territoire fantasmagorique situé en Asie et nommé l’Empire du Rêve, créé par le richissime Claus Patera à partir de vieilles maisons de tous les coins d’Europe. Il y invite son ancien camarade de classe que le livret identifie à Kubin lui-même. Avec sa femme, ce dernier découvre un univers triste et gris, tourné vers le passé, où une Horloge enchantée galvanise et transfigure la foule. Terrifiée, Mme Kubin finit par succomber à une commotion cérébrale. Au deuxième acte, l’Américain Hercule Bell apparaît en libérateur et promet de renverser Patera – « Nous voulons des élections libres / le communisme / l’établissement de l’esclavage / l’amour libre... ». L’Empire tombe rapidement en décrépitude, Patera finit châtré et Kubin en maison de santé.

Fasciné par Goya, Bosch et Dürer, Kubin mêle dans son roman tradition fantastique du XIXe siècle et rêve de liberté collective des utopistes (More, Fourier, Proudhon) pris à contre-pied. Depuis bientôt cent ans, nombre d’artistes ont suivi cette voie de l’oppression psychologie et/ou politique liée à des lieux étranges, que ce soit en littérature (Kafka, Orwell, etc.), au cinéma (Metropolis, Dark City, etc.) ou dans la bande dessinée (le cycle des Cités obscures). Par-delà l’occasion de saluer un précurseur, le présent livret s’avère peu passionnant. On s’ennuie de situations devenues des stéréotypes de l’univers expressionniste. Ses formules désuètes – « Haut les cœurs, n’y regardons pas à deux fois » – peinent à intéresser l’homme d’aujourd’hui, d’autant que le texte apparaît bancal, encombré de détails inutiles dans la première partie et assez obscur dans la suivante (révolte populaire et hallucinations animalières).

Également convenue se révèle la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, hantée de protagonistes sans profondeur, à l'identité exclusivement emblématique, d'orgies de patronage, etc. On retiendra quelques moments originaux, comme l’entrée par la porte labyrinthique de l’Empire, soulignée par de froides percussions métalliques, ou la mort de Mme Kubin dans un dépouillement musical qui ose l’émotion.

L’inertie étant pour lui une entrave, Mantovani s’attache à une écriture de tension et d’énergie. Ainsi s’est posé la question du chant : « Trop souvent on n’écrit pas assez vite pour le français et ça donne cette posture kitsch. [...] La vitesse, la suppression du e muet, la manière de chanter me permettent d’envisager un style vocal personnel ». On s’habitue vite au débit inhabituel des chanteurs mais pas à certaines lacunes – Fabrice Dalis possède une couleur assez limitée, des fins de phrases crues qui rendent son Kubin peu attachant, et Jean-Loup Pagésy peine à faire entendre son incarnation du dictateur. Avec son timbre rond, Maryline Fallot est une épouse à l’apparition trop brève, à l’inverse d’un Lionel Peintre qui enchaîne les rôles avec vaillance. Sans être dans sa meilleure forme vocale, Sylvia Vadimova (Éditeur) prouve une nouvelle fois sa présence scénique remarquable et Robert Expert (Lampenbogen) enchante par la couleur et l’impact. Le Chœur de l’Opéra national du Rhin livre un beau travail. Hélas, Bernhard Kontarsky se soucie peu de l’équilibre entre la scène et la fosse, avare en relief et en nuances, au risque de dénaturer une partition complexe que l’on devine plus riche en textures [lire notre interview de Bruno Mantovani].

LB