Chroniques

par jérémie szpirglas

Karlheinz Stockhausen
Stimmung

Festival Messiaen au Pays de la Meije / Salle du Dôme, Monêtier-les-Bains
- 25 juillet 2011
Stimmung de Karlheinz Stockhausen
© colin samuels

Le programme du Festival Messiaen au Pays de la Meije l’annonce non sans fierté : Karlheinz Stockhausen fut un élève du chantre de ces montagnes. Impressionné par les Études de rythme sur lesquelles il a entendu une conférence à Darmstadt, il s’inscrit en 1951 dans la classe d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris. Certes, ce fut bref (à peine deux années avant de retourner à Cologne), mais ce séjour parisien lui suffit pour découvrir l’avant-garde française (celle de Pierre Boulez, mais aussi celle de la musique concrète de Pierre Schaeffer, qui fut pour lui l’occasion de se frotter pour la première fois à l’électronique). Ce court passage dans sa classe suffit aussi pour impressionner Messiaen par sa « force spirituelle ».

Difficile de distinguer ce qui rapproche réellement les deux univers — « Stockhausen ose s’aventurer, écrira Messiaen vingt ans plus tard, il exprime le courage, l’audace, le saut dans l’inconnu et la découvert de l’inouï » et donc, nécessairement, un détachement radical de toute esthétique préexistante. Sauf peut-être, dans les premiers travaux du jeune Stockhausen, sur certains aspects de sa réflexion concernant les modes, ou la forme vue comme une succession d’état sinon statiques ou de lents processus (la Momente Form). Et la « couleur », maître mot de cette quatorzième édition du festival ? Chez Messiaen, la couleur est associée aux accords et relève de l’harmonie, plus figurative que fonctionnelle. Chez Stockhausen, la notion n’apparaît pas en tant que telle. On peut toutefois la retrouver dans le concept de timbre — lui-même étroitement lié à celui du rythme et de la forme par la théorie du continuum sonore, qui établit une équivalence entre les trois, modulo un changement d’échelle temporelle.

La pièce présentée ce soir, Stimmung (que l’on pourrait traduire par voix ou accord) pour six chanteurs et électronique, est, à ce titre, une exception dans le corpus de Stockhausen. Alors que l’essentiel des partitions qui se penchait sur ce continuum sonore depuis Kontakte (1961) s’intéressait plus au timbre sonore qu’à la hauteur, Stimmung (1968) se concentre presque exclusivement sur la hauteur de son. Une concentration qui devient polarisation microscopique puisque la note de si bémol — et son accord de neuvième — qui sert de base à toute la pièce est l’objet de nombreux processus microtonaux, voir spectraux — lieu de phénomènes de partiels, de battements et d’interférences, soulignés par une électronique qui se « contente » de spatialiser le discours.

Empreinte de culture hippie (les six chanteurs s’installent en cercle, comme autour d’un feu, une disposition ici respectée à la lettre), Stimmung est une œuvre rare du répertoire vingtiémiste, surtout en France. La particularité du concert, donné dans la Salle du Dôme de Monêtier-les-Bains, est d’être interprété non par un ensemble vocal constitué — récemment, dans l’Hexagone, on put l’entendre à Royaumont en 2008 par les Neue VocalsolistenStuttgart et à Rennes en 2010 par l’ensemble Chorea —, mais par six solistes réunis pour l’occasion : Kaoli Isshiki (soprano 1), Eva Zaicik (soprano 2), Els Janssens (alto), Vincent Bouchot (ténor 1), Marc Mauillon (ténor 2) et Paul Willenbrock (basse).

L’œuvre se compose de cinquante-et-une sections (ou moments).
Dans chacune d’elles, une nouvelle mélodie (composé d’harmoniques ou de partiels de l’accord de base) est introduite comme modèle par chacun des solistes tour à tour, puis répétée à l’envie. Les autres chanteurs doivent alors calquer leurs propres matériaux sur celui du leader, jusqu’à l’identité, c’est-à-dire chanter la même chose que lui, au même tempo, au même rythme et dans la même nuance. Ce n’est que quand le leader juge atteinte l’identité qu’il fait comprendre, par geste, à son successeur qu’il peut introduire son propre modèle et poursuivre. Et c’est là justement que se situe le principal problème d’un ensemble non constitué dans une œuvre comme celle-là : l’identité est d’autant plus difficilement atteinte que les musiciens ne se connaissent pas profondément. Malgré l’écoute attentive qui règne entre les solistes, par ailleurs tous excellents, chaque section se rallonge (ce qui, à la longue, devient un brin agaçant) et augmente d’autant la durée de l’exécution. Au bout du compte, cette partition qui tient habituellement en 70 à 74 minutes, atteindra ce soir les 80, voire les 85 minutes.

La présence de Paul Willenbrock, connu pour son souci de diction des langues, est en revanche un immense atout : certains modèles mélodiques sont en effet déduits de mots ou de phrases (convoquant souvent des résonnances rituelles, comme les jours de la semaine ou Hallelujah) et la précision de l’énonciation fait des diverses métamorphoses du si bémol originel une expérience sémantique que n’est pas sans pimenter une pointe d’humour — les six semblent enchantés d’être à chanter tous ensemble et ne cachent nullement leur plaisir.

Cerise sur le gâteau, l’électronique, réalisée de main de maître par Emmanuel Jouran et Marta Gentilucci, n’est que discrétion et pertinence. Elle nous absorbe en un rien de temps dans l’univers un rien psychédélique de Stockhausen, malgré les allures du lieu qui, fort prosaïques, s’y prêtaient a priori assez peu.

JS