Chroniques

par gilles charlassier

Káťa Kabanová | Katia Kabanova
opéra de Leoš Janáček

Théâtre royal de La Monnaie, Bruxelles
- 12 novembre 2010
© bernd uhlig

Les mêmes causes produisant généralement des effets similaires, il n’est pas nécessaire de reprendre l’incipit de notre papier de la veille [lire notre chronique]. Tout juste pourrions-nous blâmer le chroniqueur pour sa confiance excessive dans le bon fonctionnement des transports ferroviaires. La consolation ce soir ne vient pas des virtuosités belcantistes, mais de l’émotion suscitée par une histoire poignante. Si, en notre siècle de stéréotypes, le régime dramaturgique de Rossini peut être perçu comme un aspect de sa contemporanéité – seules les parures démodées des personnages préservent leur exil temporel – l’intensité narrative de Kátia Kabanová relie l’opéra de Janáček aux grands romans du dix-neuvième siècle. C’est dans le choix d’exprimer dans un ouvrage lyrique la prose, ici douloureuse, de la vie, que le compositeur tchèque manifeste sa modernité. Même si le vérisme italien mettait en scène l’existence des petites gens, l’expression des sentiments restait dans le registre de la rhétorique du théâtre. Pour reprendre les analyses de Milan Kundera, l’intérêt de Janáček pour les inflexions de la langue parlée tient à sa tentative de dépouiller l’expression de la vie émotionnelle de sa grandiloquence romantique pour atteindre sa vérité prosaïque.

Celui qui met en scène Kátia Kabanová doit éviter les séductions de l’illustration réaliste et chercher à traduire en gestes et en décors la vie psychologique des personnages que la musique exprime d’une manière si singulière. Cet écueil, Andrea Breth ne l’a certainement jamais rencontré. D’emblée, la lumière blafarde et la laideur d’une chambre dévastée, dont le sol est semé de poussières et sur lequel poussent une baignoire et un réfrigérateur, ne laissent aucune chance à l’identification naturaliste. La régisseuse allemande caractérise personnages et situations par l’insignifiance de détails qu’elle détourne de leur signification usuelle. Tichon Kabanov, l’époux veule de Kátia, laisse sa mère lui laver les pieds dans une bassine, où Kabanicha n’hésite pas à porter la main à la bourse, indiquant son emprise castratrice sur son fils. Kudrjas regarde un poisson rouge dans un sac en plastique : la contemplation de la Volga n’est qu’une misérable et conformiste prise.

Le second acte est un immense dîner de femmes, présidé par la mère, préparant l’asphyxie de l’héroïne, dans le silence d’un rideau de pluie à l’arrière-scène. Dikoj, l’époux et complice tortionnaire de la mère Kabanová, sort de sa cachette sous la table à la fin de ce sinistre rituel. Tandis que Varvara flirte avec Vana et les interdictions maternelles, Kátia ne peut que se livrer à Boris, à l’adultère et au remords. Elle se cache dans le réfrigérateur au troisième et mettra fin à ces jours en se noyant dans une baignoire sordide après s’être ouvert les veines. La procession funéraire, rappelant l’Inquisition, crucifix consacré, est la victoire des rigidités et de la légitimité sociales sur la liberté d’une femme. Il n’y a point eu de meurtre, la victime a payé d’elle-même son tribut à la réputation de la famille et du village. Kabanicha a gagné.

Curieusement, cependant, le personnage de la matrone, si l’on sent bien que c’est elle qui tire les ficelles du drame de sa bru, n’a pas l’omniprésence scénique que lui donnait Marthaler dans sa production salzbourgo-parisienne. Renée Morloc infléchit aussi le rôle vers plus de rondeur que Jane Henschel. Le mezzo allemand n’a pas besoin d’aboyer pour montrer son autorité. C’est plutôt une mère possessive, abusive, qui use de ses medium et de ses graves chaleureux et protecteurs, pour le bien des siens et des convenances. Sa victime, la Kátia d’Evelyn Herlizius, se montre surprenante de lyrisme. C’est un soprano dramatique wagnérien que l’on entend ce soir, avec une texture d’une plénitude remarquable, riche des scrupules et de la honte de la jeune femme. Natasha Petrinsky chante une Varvara plus svelte, au timbre acidulé et insouciant. Face à ces trois destins de la Femme, Pavlo Hunka incarne un Dikoj fidèle à la souveraineté de Kabanicha. Kurt Streit campe un Boris juvénile, Gordon Gietz montre une belle présence en Kudrjas. On ne saurait croire un Tichon plus velléitaire que celui de John Graham-Hall. Georg Nigl, Kuligin, Emma Sarkisyan, Glasa et Mireille Caprelle, Feklusa, complètent une distribution sensible aux intentions pathétiques de la scénographie.

Ce n’est d’ailleurs pas la seule. Leo Hussain n’est pas resté indifférent aux couleurs franches et lumineuses de la partition. Les intentions expressives du compositeur ne sont pas restées lette morte. Les pupitres se charment l’un et l’autre dans une tendance à un rubato que l’on qualifierait de slave. On gagne en saveurs orchestrales ce que l’on perd en rusticité. Le maître de Brno n’est pas, ce soir, le génial primitiviste que l’on a fini par reconnaître en lui, mais un représentant du postromantisme exacerbé, plus proche de Mahler que de Stravinsky.

GC