Chroniques

par hervé könig

Johannes Moser joue le Concerto H.196 n°1 de Bohuslav Martinů
Orchestre Philharmonique de Radio France, Jakub Hrůša

Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 15 janvier 2016
Le violoncelliste Johannes Moser joue le Concerto n°1 de Bohuslav Martinů
© sarah wijzenbeek

La semaine dernière, l’Orchestre Philharmonique de Radio France ouvrit sa nouvelle année par un programme franco-tchèque. Jakub Hrůša, chef né dans la patrie de Janáček il y aura trente-cinq ans l’été prochain, servait alors un répertoire peu courant, puisqu’il s’agissait de la Symphonie en sol mineur Op.42 n°3 (1930) d’Albert Roussel et de la deuxième suite de son ballet Bacchus et Ariane Op.43 (1930), plus souvent donnée au concert, avec deux pages presque contemporaines de Bohuslav Martinů : Double concerto H.271 (1938) et l’allegro philharmonique La bagarre (1926). L’association de ces deux noms de la première moitié du XXe siècle n’est pas un hasard : en 1923, Martinů s’installe à Paris où il absorbela manière de Roussel, auprès duquel il est venuchercher « ordre, clarté, mesure et goût, une expression juste, sensible et immédiate, en un mot les qualités de l’art français que j’ai toujours admirées » (in Guy Erismann, Bohuslav Martinů, un musicien à l’éveil des sources, Actes-Sud 1992).

Remarqué ce printemps dans la fosse du grand vaisseau Bastille pour Rusalka [lire notre chronique du 3 avril 2015], chef associé du Philhar’ il y a dix ans, le jeune Jakub Hrůša est bien connu du mélomane parisien. Il s’est naturellement spécialisé dans la musique de ses compatriotes. Après avoir été Premier chef invité de la Filharmonici města Prahy, puis titulaire pour deux saisons de la Filharmonie Bohuslava Martinů (Zlín), il a été directeur musical de la Kongelige Kapel de Copenhague, de 2013 à 2015. Il succèdera à Jonathan Nott en septembre prochain à la tête des Bamberger Symphoniker. Et en suivant le fil de cette belle carrière, on remarque aussi Hrůša comme fringant président du Cercle international Martinů !

Ce soir, même orchestre et même baguette : huit jours plus tard, la fête tchèque se poursuit. Elle débute avec une exécution enivrante du Scherzo fantastique Op.25 (1903) écrit par Josef Suk, élève et gendre de Dvořák. Tout sourit au jeune artiste de vingt-neuf : il est reconnu par le vieux maître national, encouragé par Brahms en personne, se produit avec passion comme quartettiste – formation à laquelle il dédiera de nombreux opus [lire notre critique du CD] – et sa vie privée est comblée, filant le parfait amour avec la belle Otilie et leur bébé. Dans le Scherzo fantastique, on retrouve l’exubérance du Scherzo capriccioso Op.66 que Dvořák concevait alors que le novicelui présentait une de ses premières œuvres significatives, la Sérénade pour cordes Op.6 (1893). L’opus 25 est donc un triple hommage : à la vivacité de son professeur cinquantenaire, à l’enthousiasme avec lequel il accueillit la Sérénade, enfin à sa rencontre d’Otilie, à leur coup de foudre. Jakub Hrůša nous emporte dans la danse, avec la belle complicité des bois du Philhar’, dans une forme olympique. La polka suit la valse quand soudain les violoncelles, d’une suavité bluffante, immobilisent le mouvement. Bientôt les cuivres retentissent : fantasque autant que fantastique, ce Scherzo !

Le violoncelle traverse à plusieurs reprises le catalogue de Martinů.
Après ses Duos (1927) et le Concertino (1924), son premier Concerto pour violoncelle et orchestre H.196 est écrit en 1930– un second suivrait en 1945, parallèlement à trois Sonates pour violoncelle et piano (1939, 1940 et 1952), à la Sonate pour violoncelle et orchestre de chambre (1939), à la Symphonie concertante (1949) et au Duo pour deux violoncelles (1959), sa dernière production. Résidant à Paris, Martinů retourne régulièrement au pays et passe volontiers les vacances d’été à Polička, dans sa Bohème natale. D’abord dessiné dans l’héritage d’un concerto grosso néobaroque et créé à Berlin en décembre 1931, l’H.196, est remanié à la fin des années trente. Après cette réorchestration plus plantureuse, il retravaille encore son œuvre, supprimant les parties de tuba et de piano. La première de la version définitive a lieu à Helsinki le 6 mars 1956 sous l’archet de Miloš Sádlo ; Paavo Berglund conduit le Radion sinfoniaorkesteri (Orchestre Radiosymphonique de Finlande).

Hrůša se lance au pas de charge dans la marche d’ouverture.
Dans l’Allegro moderato qui paraît implacable, Johannes Moser [photo] défend sa partie avec superbe et offre, au fil de plusieurs brèves cadences, autant de haltes dans le caractère général héroïque du premier mouvement. Au centre, un long Andante moderato aérien, arrêt sur image très subtilement rendu par les instrumentistes du Philharmonique. La variété des nuances du soliste se surpasse dans la grande cadence du troisième tiers. Soudain, le tutti s’abat avec force. Plusieurs danses s’imbriquent dans le brillant Allegro final, de vive allure. Et là, c’est l’inverse : le violoncelle suspend la symphonie par une péroraison en solo, presque un lamento des temps anciens, où Moser excelle – à vous tirer les larmes. Voilà qui amène des applaudissements émus et dignes, auxquels, dans le même climat, répond en bis la Sarabande de la Suite en sol majeur BWV 1007 de Bach.

Le scherzo est le sonneur de chaque partie de cette soirée. Le retour de l’entracte se fait avec le Scherzo fantastique Op.3 d’Igor Stravinsky, inspiré de La vie des abeilles de Maeterlinck (1901) au jeune compositeur de vingt-six ans (1908), encore sous l’influence de Rimski-Korsakov – un parallèle est donc fait entre Suk/Dvořák et les deux Russes. Le fourmillement étonnant de cette page enlevée garde, sous la battue de Jakub Hrůša, bien des mystères, à l’encontre de lectures plus claires. Il y a là de cette magie du Rossignol dont l’inventioncommence à ce moment, ainsi que de L’oiseau de feu que Paris découvrirait en 1910.

Nous restons dans la fantaisie, sinon dans le fantastique, puisque le concert se termine avec la Symphonie n°6 H.343 « fantaisies symphoniques » de Martinů, écrite entre 1951 et 1953, créée dans les premiers jours de 1955 par son dédicataire Charles Munch au pupitre du Boston Symphony Orchestra. Elle est très différente des cinq autres, avec sa forme franchement libre et son babil prodigieusement inventif. Des correspondances rythmiques s’y répondent d’un mouvement à l’autre. Le travail des timbres y est admirable. C’est justement dans une aura hallucinée que commence le Lento, insaisissable, avec les trois flûtes comme embaumées dans les complexes divisions des cordes. Immédiatement, l’Allegro s’emporte dans une allure héritée de Stravinsky et d’Honegger. La rigueur du Poco allegro dénonce toutefois une inspiration laborieuse, celle des thuriféraires d’un néo-classicisme stérile – à la manière du Polonais Tansman, par exemple. Le dernier mouvement s’enfonce dans le piège passéiste. Peut-être n’était-il pas utile de jouer cela.

HK