Chroniques

par bertrand bolognesi

Jenůfa
opéra de Leoš Janáček

Staatsoper, Stuttgart
- 21 février 2007
© matthias koch

C’est Calixto Bieito, directeur artistique du Théâtre Romea de Barcelone, qui, après ses réalisations espagnoles de Pierrot lunaire, Carmen, Un ballo in maschera, Die Dreigroschenoper, Wozzeck, mais aussi ses productions internationales – Il mondo della luna (Haydn) à Maastricht, Cosi fan tutte et Fledermaus à Cardiff, Don Giovanni à Londres, Traviata, Il Trovatore et Cavalleria rusticana à Hanovre, Manon et Macbeth à Francfort, Die Entführung aus dem Serail et Madama Butterfly à Berlin (Komishe Oper), The Rake’s Progress à Bologne ou Don Carlo à Bâle –, signe cette nouvelle Jenůfa à Stuttgart (Jenůfa initialement confiée à David Alden). Quelle mise en scène ! De fait, à la fin du spectacle, une certaine partie du public exprimera sa colère, s’étant sans doute arrêtée à l’esthétique peu flatteuse qui, de prime abord, surprend, passant du coup à côté d’un travail remarquable qui eût pu lui faire redécouvrir l’œuvre.

Avec la complicité d’Ingo Traub et de Susanne Gschwender (costumes et décors conçus d’après les esquisses de Gideon Davey), ainsi que de Reinhard Traub (lumières), Calixto Bieito confronte à un univers dur et ingrat, celui du sous-sol d’une cité d’aujourd’hui, déjouant les charmes folkloristes de la partition pour mieux révéler ses profondeurs dramatiques, parfois jusqu’au sordide. Sans complaisance, le petit Jano devient un pauvre gamin perverti par l’exemple des grands et leurs stimulants, le Contremaître fait le caïd et batifole avec une adolescente sur un tas de linge, la Kostelnička se laisse fasciner par le parfum de plaisir de la jeunesse qui l’entoure, et ainsi de suite.

Ce soir, il ne s’agit pas d’assister à un drame rural d’autrefois où tout finit par rentrer dans l’ordre, mais bien plutôt de se plonger dans une histoire d’aujourd’hui, avec ses horreurs et ses petits arrangements peu scrupuleux avec le crime. La cruauté est montrée sans détours, bien sûr par le passage de la lame du couteau de Laca sur la joue de la belle ou le geste assassin de la Kostelnička, mais encore à travers les plis pernicieux d’attachements aussi tendres que troubles, d’identifications malsaines ou de rituels sulfureux. L’expérience est extrême, certes, mais ce qu’elle nous dit vient directement de l’ouvrage dont elle révèle la portée tout en posant de nouvelles questions. Chacun s’engageant en honnête homme dans cette option, le résultat où l’émotion, parfois proprement insoutenable, est toujours au rendez-vous, s’avère tout simplement bouleversant.

Avec grande efficacité, Marc Piollet s’ingénie à suivre au pupitre cette vision de l’opéra de Janáček. S’il affirme plus que jamais la nauséeuse bacchanale des recrutés, par exemple, il appuie son interprétation sur une accentuation inventive et un lyrisme énergique qui soulignent d’autant plus la confusion des sentiments. Les musiciens du Staatsorchester Stuttgart, de même que les artistes du Staatsopernchor, livrent le meilleur d’eux-mêmes dans cette exécution

Le plateau vocal n’est pas en reste. Yuko Kakuta campe un Jano vocalement irréprochable et scéniquement parfaitement crédible. Le Contremaître de Mark Munkittrick fonctionne idéalement, lui aussi, avec un timbre généreusement projeté. De même Renate Behle est elle une Stařenka attachante qu’elle sert d’un timbre chaleureux et d’un chant toujours fiable. L’on notera également les belles prestations de Tina Hörhold (Vachère) et de Michaela Schneider (Karolka), ainsi que la composition musclée de Caroline Masur (Femme du juge). En revanche, le Števa de Thomas Ruud déçoit : certes, l’aigu est brillant, large et même lumineux, mais ne compense guère l’ingrate étroitesse du reste de la tessiture. La voix claire du Laca de Frank van Aken a besoin de temps avant de trouver sa plénitude, tout en abordant le premier grand duo (Acte I, Scène 7) avec une facilité confondante ; au fil de la représentation, le ténor libère un format confortable et un phrasé satisfaisant

Laissant apparaître discrètement l’étrange tendresse qui la lie à sa belle-fille, la Kostelnička de Leandra Overmann est saisissante. Violente et excessive en toutes choses, sorcière amatrice volontiers soucieuse de bigoteries superstitieuses, proie de vertigineux transferts affectifs, laissant aussi bien se réveiller ses sens à la vigueur supposée de l’amant de Jenůfa, c’est dans la panique qu’elle tue l’enfant de celle qu’elle déguise ensuite en elle-même, peut-être aussi en une sainte pécheresse et rédemptrice, avant de laver sa conscience dans du lait en poudre. Cette immense artiste – la Mère remarquable de Hanovre [lire notre chronique du 9 mai 2004] – donne libre cours à une expressivité presque effrayante, usant d’un grand métier et d’une voix qui chante, parle, crie, pleure et rit sans se soucier des conventions. Enfin, le rôle-titre bénéficie des grandes qualités vocales et théâtrales d’Eva-Maria Westbroek [lire nos chroniques de Die Gezeichneten et de Lady Macbeth de Mzensk], généreusement engagée dans l’approche de Bieito. On retrouve avec plaisir son chant magistralement mené et une présence charismatique.

BB