Chroniques

par gilles charlassier

Intolleranza 1960 | Intolérance 1960
action musicale de Luigi Nono

Fondazione Teatro la Fenice, Venise
- 1er février 2010
© michele crosera

Luigi Nono est un compositeur viscéralement attaché à Venise – il est né et a vécu dans une maison de la Fondamenta Zattere al Ponte Lungo, dans le sestiere de Dorsoduro, et sa sépulture réside à San Michele. En 1961, Intolleranza 1960, action scénique en deux parties, est créé au Gran Teatro la Fenice. Cinquante ans plus tard, la même maison rend hommage à l’enfant du pays décédé vingt-et-ans plus tôt, en reprenant un ouvrage qu’elle a porté sur les fonds baptismaux – lors du vingt-quatrième Festival International de Musique Contemporaine de la Biennale de Venise.

L’originalité de la démarche tient à la nature du livret, un collage de textes de Brecht, Éluard, Sartre, Maïakovski, Alleg, Fučík, Ripellino et de fragments de La cancrena par Angelo Maria Ripellino. À travers cet assemblage hétéroclite est relaté le voyage d’un Émigrant vers son pays natal, fuyant la misère de la vie qu’il subissait dans la cité minière où il travaillait et où continuent à affluer de jeunes paysans en quête d’emploi et d’argent. Au cours de son périple, il rencontrera divers visages de la violence policière, sera envoyé dans un camp de concentration, s’en échappera avec l’aide d’un Algérien. Dans la deuxième partie, l’Émigrant fait la connaissance d’une Compagne qui lui donne force et foi pour affronter la confusion dans laquelle une catastrophe a plongé le pays natal et participer à la reconstruction d’un monde où « l’homme sera à l’homme un secours ».

L’œuvre est divisée en onze scènes, encadrées par un chœur à l’ouverture et à la fin, l’un et l’autre préenregistrés et diffusés des coulisses. L’écriture vocale fait appel à de grands écarts harmoniques, image de la souffrance éprouvée par les personnages. Les séquences parlées s’intercalent régulièrement pour faire éclater la violence des systèmes oppressifs – l’interrogatoire au poste de police, Scène 4, en est un exemple. On trouve dans la facture orchestrale des passages percussifs d’une redoutable efficacité expressive. Le traitement choral et la spatialisation sonore tendent à intégrer le spectateur au cœur du processus dramatique. Cet avatar de protest-music a connu, sans surprise, une certaine fortune en Allemagne, avec pas moins de douze mises en scène et seize séries de représentations. Pour cela, le texte a été traduit en langue germanique dès 1962 pour le public colonais. Il y eut aussi une version anglaise donnée à Boston en 1965 et une française donnée au Grand-Théâtre de Nancy en 1971 – l’opéra avait été rebaptisé Intolleranza 71.

Après un demi-siècle d’absence sur la terre italienne – si l’on excepte la reprise en 1974 de la production allemande de Nuremberg, Intolleranza 70, à Florence – la résurrection scénique d’Intolleranza 1960 a été confiée à un collectif d’étudiants de la Faculté de Design et d’Arts IUAV de Venise, placé sous le tutorat de professionnels reconnus tels Luca Ronconi, Franco Ripa di Maena, Margherita palli, Vera Marzot, Gabriele Mayer, Claudio Coloretti, Alberto Nonnato, Luca Stoppini. La régie a décidé d’abolir le rapport fosse-scène : l’orchestre est réparti sur les trois niveaux d’un échafaudage placé à l’arrière du plateau, avec les cordes en bas, l’harmonie au milieu et les percussions à l’étage supérieur reproduisant sur une échelle verticale la répartition habituelle des instruments dans la fosse. Les personnages prennent place à l’avant de cette structure. L’innovation scénographique est plus apparente que réelle et produit un impact dramatique moindre que la gravité du sujet pouvait le laisser pronostiquer. Les costumes ne manquent pourtant pas d’à-propos, les projections textuelles et les lumières de pertinence.

Les interprètes manifestent un engagement louable. Stefan Vinke incarne un Emigrant convaincant, au métier sûr – le ténor a déjà chanté le rôle à Saarbrück en 2004 et à Munich en 2007. Cornelia Horak révèle un mezzo aux couleurs mates idoine pour le rôle de la Compagne. Julie Melio tient la partie dévolue à la femme – una donna. L’algérien est campé par Alessandro Paliaga et le torturé échoit à Michael Leibundgut. Les quatre gendarmes sont interprétés par Roberto Abbati, Stefano Moretti, Raffaele Esposito et Cristiano Nocero. La voix de soprano solo est celle de Stacey Mastrian. A la tête de l’Orchestre du Teatro La Fenice, Lothar Zagrosek conduit la partition avec rigueur et le chœur de la maison réalise une performance marquante sous la direction de Claudio Marino Moretti.

GC