Chroniques

par gilles charlassier

Il ritorno d’Ulisse in patria | Le retour d’Ulysse en sa patrie
dramma in musica de Claudio Monteverdi

Opéra national de Lyon / Maison de la danse
- 29 mars 2019
William Kentridge met en scène "Il ritorno d'Ulisse in patria" de Monteverdi
© jean-pierre maurin

Intitulée Vies et destin, la présente édition du festival programmé chaque début de printemps par l’Opéra national de Lyon se distingue d’abord par un renouvellement du travail scénographique, apprécié en ouverture avec l’ubiquité foisonnante d’Andriy Zholdak dans L’Enchanteresse de Tchaïkovski, pour mettre en évidence la polysémie de l’ouvrage, ainsi que dans la manipulation esthétique de Dávid Márton avec une création articulée autour du Didon et Enée de Purcell [lire nos chroniques des 15 et 16 mars 2019].

À rebours de la démultiplication des échos de l’original dans cette relecture de l’opus du compositeur anglais, William Kentridge choisit le parti de la condensation pour Il ritorno d’Ulisse in patria. Le procédé était déjà à l’œuvre dans une reprise d’une autre production légendaire, redonnée en 2017 dans la capitale des Gaules au sein d’un festival Mémoires tourné vers l’histoire (récente) de la mise en scène lyrique : L’incoronazione di Poppea, selon Klaus Michael Grüber [lire notre chronique du 19 mars 2017]. Cependant, à l’inverse de l’émasculation de l’astringence satirique du testament de Monteverdi, pratiquée par l’Allemand, Kentridge ne cherche pas à réduire le spectre interprétatif du Retour d’Ulysse. Créé en 1998 à La Monnaie, en coproduction avec l’Handspring Puppet Company du Cap, les Wiener Festwochen et le Kunsten Festival des Arts de Bruxelles, soutenu par le gouvernement flamand, le spectacle du Sud-Africain est repris par Luc de Wit dans le cadre d’une tournée initiée en 2016 qui associe Quaternaire (Paris), Asia Culture Center (Corée du Sud), Lincoln Center’s White Light Festival (New York) et Musikfestspiele Sanssouci und Nikolaisaal (Postdam). Les représentations lyonnaises, à la Maison de la Danse, sont le fruit d’un partenariat avec l’Opéra de Vichy, régulièrement sollicité par Serge Dorny au cours de son mandat.

Conçues par Adrian Kohler, la scénographie et les marionnettes façonnent un intimisme poétique relayé par des lumières tamisées, parfois aux confins de la chandelle, réalisées par Wesley France. Maniés avec retenue par cinq membres de la Handspring Puppet Company, les visages des pantins semblent presque plongés dans une glaise de terre cuite antique qui donne une vie et une personnalité paradoxales à leur inertie supposée – la voix des chanteurs n’a pas l’allure d’un artifice ventriloque. Sur ce support, les animations vidéographiques élaborées par William Kentridge [lire nos chroniques du Nez, de Lulu et de Wozzeck] tissent une narration visuelle fluide et constamment évolutive où s’anastomosent sans cesse le réel urbain photographique, le graphisme de dessins qui l’imite et le modelage de figurines et d’accessoires, sans que l’un ne prenne l’ascendant sur l’autre. Au delà des ressources requises, l’économie expressive patine les potentialités triviales du livret pour ne retenir que l’essentiel de la fable, restituée avec une tendresse irradiante qui ne sacrifie aucune des facettes de l’histoire, de l’élégie à l’héroïsme, en passant par le comique, sans les inconvénients d’une intégralité parfois laborieuse.

Placé au cœur même du dispositif scénographique, sur un discret promontoire semi-circulaire de bois clair comme un écrin pour l’action, le Ricercar Consort participe de cette fascinante métempsychose. Guidé par Philippe Pierlot, le septuor magnifie l’austérité d’un effectif limité à la nomenclature du continuo (harpe, guitare, théorbe, viole de gambe et lirone). Sans la facilité d’une fosse plus chamarrée, les pupitres distillent une pulsation madrigaliste dans une alchimie entre lyrisme et théâtre où épure et aridité ne se confond point.

Au même nombre que les instrumentistes, la distribution vocale fait appel aux solistes du Studio de la maison. Elle ne cherche pas le luxe d’une incarnation unique pour chacun des personnages – dont le présent projet dramaturgique soulignerait l’inutilité dispendieuse. Beth Moxon tire parti de l’homogénéité de son mezzo pour faire respirer la constance et la sincérité de Pénélope, presque momifiée dans l’attente d’Ulysse. Conjuguant éclat et vulnérabilité, Alexandre Pradier donne à ce rôle une consistance présente dès le Prologue où son intervention, en allégorie de la Fragilité Humaine, ne fait pas l’impasse sur des accents rocailleux.

Les cinq autres interprètes se répartissent des apparitions plus ou moins secondaires. Les trois prétendants reviennent à un trio suffisamment différencié. Le grain androgyne de Beth Taylor, également Fortune et Mélantho, sied à la jeunesse d’Amphinomos. Le hâbleur Pisandre d’Emanuel Heitz se fait plus doux dans le vêtement du fils, Télémaque. Quant à l’émérite Antinoos de Matthew Buswell, on le retrouve dans le timbre patriarche du Temps et de Neptune. Stephen Mills assume l’aura de Jupiter et Eumée, quand les répliques d’Amour et de Minerve sont dévolues à Henrike Henoch. En une heure quarante (sans entracte), ce Ritorno d’Ulisse ne laisse pas de marge aux regrets que pourraient susciter les coupures. Par-delà les questions d’orthodoxie, ce Monteverdi possède toutes les saveurs de l’authentique.

GC