Chroniques

par bertrand bolognesi

Grande messe des morts Op.5 d’Hector Berlioz
Orquesta Sinfónica Simón Bolívar, Maîtrise Notre-Dame de Paris

Chœur et Orchestre Philharmonique de Radio France, Gustavo Dudamel
Cathédrale Notre-Dame, Paris
- 22 janvier 2014
émouvant Requiem de Berlioz par Gustavo Dudamel à Notre-Dame de Paris
© andrew eccles

L’événement parisien de ce mois de janvier, c’est assurément les retrouvailles de l’Orchestre Philharmonique de Radio France et de l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar, deux formations qui se sont déjà produites ensemble (une Symphonie fantastique à la salle Pleyel), sous la baguette de Gustavo Dudamel. Pour jouer la Grande messe des morts Op.5 de Berlioz, créée à Saint-Louis des Invalides en 1837, Notre-Dame s’impose assez naturellement. Des quatre cents exécutants souhaités par le compositeur, la version de ce soir en dénombre un peu plus de la moitié – deux cent cinquante, puisqu’aux instrumentistes vénézuéliens et français viennent s’ajouter les voix du Chœur de Radio France et celles de la Maîtrise Notre-Dame de Paris –, ce qui déjà paraît gigantesque. De fait, lorsque tous se lèvent à l’entrée du chef, ce geste gagne un écho monumental qui fait impression.

Au gigantisme rêvé par Berlioz, dans ce Requiem d’environ une heure et demi plus encore que dans la Symphonie funèbre et triomphale (1830) ou son Te Deum (1849), les maîtres d’œuvre de la soirée répondent non seulement par les forces musicales dûment réunies mais encore en convoquant une armada de caméras pour sa retransmission en direct [et disponible plusieurs mois durant sur Arte Live Web]. Un géant de la musique nous quittait lundi. Gustavo Dudamel lui rend hommage à travers ce texte : « Claudio Abbado est l’un de ces grands génies inspirés qui traversent l’histoire des arts. Sa générosité infinie et sa constante affection ont été pour moi, dès mon très jeune âge, l’un des plus précieux trésors de ma vie. Bien au-delà de moi, c’est tout le Sistema du Venezuela qu’il considérait comme sa famille. Il nous a constamment témoigné son amour et sa profonde sagesse. Au nom des musiciens et en celui du maestro Abreu, je souhaite adresser un hommage vibrant au maestro Abbado en exprimant la certitude que son esprit nous accompagnera toujours et qu’il nous inspirera à jamais ». Et il s’est trouvé que l’œuvre de longue date programmée est un office des défunts…

Tandis que les quinze caméras se meuvent souplement et en silence sous la voûte, les premières mesures sont attaquées sans excès d’aucune sorte, si ce n’est l’emphase intrinsèque à l’acoustique du lieu que Dudamel prend garde de ne jamais surenchérir. Au contraire, il pose soigneusement le phrasé d’une interprétation ténue qui fait fi de toute pompe et se révèle d’emblée impérative. Surprend alors la précision de la masse chorale, minutieusement préparée par Celso Antuñes et Lionel Sow, avec une diction française du latin. Pas de « dramatisme » mal venu dans cette lecture où, après la pâte noble des cordes graves (Te decet hymnus), la reprise (Requiem aeternam) s’effectue en grand mystère. De même l’austérité humble de la scansion du Kyrie définit clairement le jeu constant avec le silence qui caractérise cet opus. À l’envahissement poignant des registres vocaux de se conclure dans la lumière pâle et désolée des bois.

L’introduction du Dies irae est amplement respirée, mélopée âpre bénéficiant d’une dynamique soignée. Les soprani célestes chutent dans l’écho noir des contrebasses, mafflues. Nul effet de manche dans l’écriture qui évoque la terreur du Jugement dernier comme par défaut, dans une distance plus terrible que tout grondement superfétatoire. Et lorsque la peur envahit le dire (Quantus tremor), une sonnerie de cuivre hors-champs l’interrompt formidablement, dans un effet d’orgue lointain et démultiplié – littéralement Tuba mirum spargens sonum, oui (« la trompette qui répand la stupeur ») ! La facture cède forcément au théâtre, à la limite du péplum (Liber scriptus proferetur), trop timidement transmis par un chœur masculin qui manque d’éclat. On admire la gestion imparable des changements presque sournois de climat, par un chef qui dépasse simplement le spectaculaire et parvient même à ne pas laisser se noyer les différentes voix de ses orchestres. En revanche, le chœur est perdu dans l’aura des cuivres « du dehors » – de l’Au-delà : qui ne s’y perdrait, d’ailleurs ?...

À la prière tendrement consolatrice, d’une saisissante nudité (Qui sum miser) succède l’enthousiasme fou d’une hymne de foi, véritable Credo portant très haut sa ferveur : peut-être est-ce dans ce Rex tremendae que se trouve le plus évidemment le temps de Berlioz (et plus tard dans le Lacrimosa), l’héroïsme dérisoire de ses foudres, le cinéma horrifique (Confutatis maledictis) qui s’ampoule jusqu’à l’Enfer. À fleur de peau, Salva me nous « dépossède » de la remarque qu’on en pourrait formuler. L’a cappella du Quaerens me s’offre dans une onctuosité heuristique qui contraste « en creux ». Irrésistible, l’inflexion d’Ingemisco laisse entrer un lyrisme positivement romantique qui peu à peu étreint la prière jusqu’à l’endormir en grande confiance.

À poursuivre une telle description, peut-être le lecteur pensera-t-il qu’elle s’applique à l’œuvre dont l’alternance de nudité et de grandiloquence fait son chemin ; certes, tout y est, mais c’est bien plutôt du respect scrupuleux et de l’art avisé des équilibres dominant l’interprétation de Gustavo Dudamel que ces lignes rendent compte [à l’écoute jusqu’au 21 février sur France Musique]. Ainsi de la stupéfiante fluidité du Lacrimosa, pris dans un tempo franc, ferme même, dont la reprise s’opère en un grand fracas houleux – autant de gagné pour la redite suivante (tellement séraphique !), avant le percutant opéra.

Dans une indicible sérénité, la litanie chorale de l’Offertoire dessine le thème dans une sorte de lassitude sans défense. Et l’orchestre de chanter magnifiquement ! Sans doute est-ce dans ce passage que Berlioz se montre le plus « moderne ». Son bref Amen innocent propulse dans le secret des secrets – εχαριστία brève que le compositeur touche à peine (Hostias). Introit frêle des cordes et rehaut de flûtes : le timbre avantageusement clair du ténor Andrew Staples (souffrant, Andreï Dunaev est remplacé au pied levé par le Britannique) impacte idéalement le Sanctus. Outre par la souplesse de son chant et la douceur indicible des répons de chœur, ce mouvement est illuminé par la pureté des interventions de bois. L’alternance doublée de cieux angéliques avec la robuste fugue (Hosanna in excelsis) couronne l’épisode.

Enfin, un recueillement grave et nu habite tout l’Agnus Dei. Comme il se doit, le retour du Requiem aeternam ne prend plus du tout le même sens, après ce long parcours. Merveille absolue, la sobriété quasi parlando de Cum sanctis tuis in aeternum, l’aura précieuse de Qui pius es, la caresse universelle de l’ultime Amen. Il faudra près d’une dense minute de silence pour que s’anime le premier applaudissement.

BB