Chroniques

par jorge pacheco

George Benjamin dirige l‘Ensemble Intercontemporain
œuvres d’Adámek, Benjamin, Boulez, Machaut et Stravinsky

Südwestrundfunk Vokalensemble Stuttgart et Diabolus in Musica
Cité de la musique, Paris
- 29 janvier 2013
le compositeur britannique George Benjamin dirige l'Ensemble Intercontemporain
© fondation hoffmann la roche

L'avant-dernier concert du cycle Revus et corrigés laisse une agréable sensation de fluidité, malgré la variété du programme. L'Ensemble Intercontemporain, sous la direction du compositeur anglais George Benjamin, livre de belles lectures de Stravinsky, Adámek et Boulez, et de Benjamin lui-même. Nous ne le savons que trop bien, l'idée bien en vogue de rassembler dans une même soirée des œuvres de périodes et styles différents – sans doute une bonne manière d'alléger un menu « trop contemporain » – est infiniment mieux reçue (et entendue) lorsque le rapprochement se fait selon une ligne directrice cohérente. En ce sens, nous n'avons que des éloges pour le pari de la Cité de la musique d'organiser sa programmation en microcycles, aussi brefs qu'intenses, qui offrent en quelques jours une perspective élargie d'une intéressante problématique de l'art musical.

C'est autour de la notion de relecture qu’'on se réunit cette fois, dans un auditorium malheureusement loin d'être comble. Que ce soit en se référant à des compositeurs d'antan – comme dans le cas de Stravinsky pour sa Messe (Guillaume de Machaut et Mozart, ce dernier en contre-exemple), en retravaillant une œuvre antérieure déjà publiée, comme dans celui de Cummings ist der Dichter... de Boulez, en évoquant des formes anciennes comme Benjamin dans ses Three Inventions, ou encore en s'inspirant d'une œuvre poétique riche en images comme le jeune Tchèque Adámek dans Kameny dont nous assistons à la première audition publique –, la création est souvent (consciemment ou pas) une composition (dans le sens de synthèse) construite à partir d'éléments ancrés au préalable dans l'esprit du créateur.

Avant que le concert commence, une séance dans la rue musicale propose, en guise de préambule, la puissante Messe de Nostre Dame de Guillaume de Machaut, merveilleusement interprétée par l'ensemble Diabolus in Musica.

Terminé ce beau prélude, la Messe de Stravinsky s'en fait déjà l'écho, œuvre aussi unique qu'étrange, conçue pour chœur mixte, double quintette d'anches et de cuivres (hautbois, cor anglais, basson, trompette et trombone, tous par deux). Confirmant qu'à l'époque le compositeur russe était déjà bien occidentalisé, la langue choisie pour le texte, fondement de la partition en ce qu'elle en détermine le devenir rythmique, est le latin de l'église romaine. La prosodie est avantageusement mise en avant par Stravinsky dans un tissu principalement homophonique et qui priorise les sonorités dures et « vides » (secondes, quintes et quartes), ce qui valut à ces pages d'être rapprochées de la Messe de Nostre Dame, résonnant encore dans nos esprits. Le Südwestrundfunk Vokalensemble Stuttgart en offre une version particulièrement intelligente qui fait saisir le sens des textes aussi bien que leur musicalité et leur projection spirituelle.

Nous entendons ensuite la création de Kameny d’Ondřej Adámek. Ce qui, au printemps dernier [lire notre chronique du 16 juin 2012], nous avait positivement étonnés lors de l'audition de Noîse (à savoir, principalement une sorte de théâtralité en même temps drôle et musicalement cohérente) s'avère dans cette pièce tout aussi valable, à cette grande différenceque la blague semble déjà connue. Allant encore plus loin dans la voie théâtrale, la performance propose un étrange échange de galets entre le chef et les musiciens, galets qui sont ensuite entrechoqués pour évoquer le bruit de l'eau, dans un moment qui n'est ni vraiment étonnant ni particulièrement consistant dramatiquement et qui, de plus, est gâché par les lourds pas de Benjamin circulant sur scène (il aurait tout de même pu enlever ses chaussures pour éviter les claquements sur le sol en bois), mais qui a le mérite de bien mettre en avant l'esprit ludique du compositeur et de cette page originale. L'œuvre suscite bien des sourires dans le public, malgré l'atrocité du sujet traité : elle s'inspire en effet d'un texte du poète islandais Sjón (Sigurjón Birgir Sigurðsson) sur la lapidation de la jeune Irakienne Yazidi Du'a Khalil Aswad pour avoir aimé un musulman (2007) – scène divulguée dans le monde entier grâce aux téléphones portables qui filmèrent l'horrible moment. Comme Noîse faisait référence à la musique traditionnelle du japon, toutun passage central de Kameny évoque les célèbres orchestrations en octaves légèrement décalées de la musique arabe, surgissant par bribes de la trame bruitiste. Une œuvre bien dans le style d'un jeune compositeur qui affirme précocement sa personnalité créatrice.

Après cette expérience au delà du musical, les Three Inventions de George Benjamin semblent presque sages. Une mélodicité sobrement énoncée par les différents instruments de l'ensemble tissent un copieux contrepoint, avant qu'une ligne du contrebasson obscurcisse le discours dans le registre extrême grave. Jalonnée de coups de grande caisse d'une grande violence dramatique, cette ligne se dissout progressivement dans une trame en perpétuelle transformation rythmique. Serein et sobre, Benjamin dirige en priorisant l'articulation du poignet pour faire bouger sa baguette, et s'il se décoiffe toutefois pour donner quelques entrées convoquant une dose particulièrement élevée d'énergie, cela se fait toujours de so british fashion.

Cummings ist der Dichter, opus rare dans le catalogue de Boulez et assez peu joué, ferme la soirée. Rare parce qu'il est l'un des seuls du compositeur à faire appel à un chœur, et rare encore car l'univers expressif de son texte fragmenté et désarticulé, évoquant le chant des oiseaux et la plénitude de l'espace, est tout à fait présent dans l’atmosphère de la pièce. Construite sur des agrégats harmoniques qui donnent matière aux éléments tant verticaux qu'horizontaux, cette partition d'une beauté sans égale est sans doute un chef-d'œuvre que l'on voudrait voir et entendre plus souvent au concert.

Le cycle se poursuit ces samedi 2 et dimanche 3 février, avec des concerts et des conférences abordant le sujet de la transmission musicale entre différentes régions du globe (le baroque en France et en Italie ; le XXe siècle en Russie) et différents styles (classicisme et néo-classicisme en Europe Centrale). Voilà de quoi programmer un beau week-end musical...

JP