Chroniques

par bertrand bolognesi

flamboyante Sixième de Mahler
Orchestre Philharmonique de Strasbourg dirigé par Stefan Anton Reck

Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 28 avril 2005
© stefan-anton-reck.de

C'est avec un rien d'âpreté que Renaud Capuçon ouvre le redoutable Concerto à la mémoire d'un ange, écrit en 1935 par Alban Berg quelques mois avant de disparaître. Cette âpreté s'inscrit dans une lecture à l’expressivité tant contenue qu’effective qui jamais ne s'égare à des effets faciles ou toute autre forme de démonstrations. À la tête de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Stefan Anton Reck s'évertue à la clarté sans dédramatiser le propos, de sorte qu'on goûte une interprétation tant précise et fidèle que sensible et très haut portée.

Dès l'Andante, l'équilibre assez idéal des pupitres, pour une sonorité orchestrale d'une grande intelligibilité, entretient une tension intériorisée et entretenue sans faiblir. Aux motifs parfois violents succèdent des traits plus lyriques que le chef, avec une saine discrétion, désigne à peine. Sans excès de contraste et de dynamique se révèle peu à peu la profondeur de sa proposition. Le mouvement central offre au soliste de faire dire bien des choses à son violon ; celui de ce soir n'en abusant pas, la respiration pudiquement douloureuse du jeu frappe d'autant plus. La gravité presque simple du choral en devient saisissante. Renaud Capuçon suspendant l'humeur, emmène, mine de rien, l’écoute vers la lumière, tandis que l'orchestre distribue les dernières teintes dans une désarmante sérénité.

Après les symphonies vocales que sont les Deuxième, Troisième et Quatrième, Gustav Mahler écrirait trois longues énigmes purement instrumentales dépourvues d'un programme, édifiant l'auditeur vers des sphères mystérieuses et indicibles. Commencée en juin 1903 à Maiernigg, la Symphonie en la mineur n°6 serait créée à Essen au printemps 1906. La première à s'affranchir vraiment de toute citation des Knaben Wunderhorn Lieder, elle déploie violence et passion tout au long de vastes dimensions sans qu'il soit possible de rattacher précisément ces caractères.

Stefan Anton Reck s'engage dans une exécution d'une grande profondeur, dès le terrible Allegro energico dont il souligne l'élan avec une tonicité presque effrayante. Sans accuser trop les contrastes, d'un souffle qui paraît inépuisable il en porte les péripéties tragiques, sachant faire exploser les forte sans qu'ils ne soient jamais tonitruants. C'est avec un chaos effrayant de précision et non avec une vague brume bruiteuse que nous avons rendez-vous. Parfois, certains chefs relativisent les indications de Mahler ; portant, le compositeur avait un très grand métier de chef, et s'il a pris la peine de noter ses partitions, il paraîtra plus judicieux de faire confiance à son expérience et de respecter sa volonté au plus juste, même si l'on craint parfois ses excès ; ils sont ceux d'un créateur, et le chef n'a pas à les assumer.

Aussi, il semble bien que Stefan Anton Reck l'ait compris : le résultat prend alors tout son relief, réussissant l’alliage extraordinaire entre l'œuvre d'un échevelé d'hier et l'énergie prodigieuse d'un échevelé d'aujourd'hui. Au service de cette inestimable fidélité, la formation strasbourgeoise offre des vents d'une efficacité brillante, et en particulier des cuivres comme aucun autre orchestre de nos régions ne peut s'en vanter.

Au déchaînement initial du Scherzo, le chef laisse libre cours à la suave élégance qu'amènent les bois et les cordes, dans un raffinement notable. On peut préférer un ralentissement moins appuyé, le mouvement finissant ce soir par s'alourdir un peu. La couleur et le geste mahlériens habitent magnifiquement l'Andante, toujours d'une grande tenue évitant l'emphase, dans une pâte sonore généreuse. On retrouve le miracle des cuivres dans l'infernal Allegro moderato qui vient couronner une lecture flamboyante.

On ne le dira jamais assez : un bon chef est celui qui sait non seulement chanter les phrases principales mais faire sonner le moindre détail sans nuire à la cohérence générale – Schönberg s'exprime plus clairement que moi sur le sujet, d'ailleurs – ; ce soir, ce n'était pas un petit maître...

BB