Chroniques

par françois cavaillès

Fanny Clamagirand, Jacques Mercier et l’Orchestre national de Metz
œuvres de Saint-Saëns, Mendelssohn et Schumann

Opéra de Reims
- 29 mai 2019
La violoniste Fanny Clamagirand dans le Concerto Op.64 n°2 de Mendelssohn
© jean-baptiste millot

Cap sur le Grand Est, immense territoire fertile en projets culturels ultra-convergents, où nous remontons le cours du temps : ligne Maginot effacée, un peu avant les forts Séré de Rivières, voici les tendres années du génie régional Arthur Rimbaud – ou « Shakespeare enfant », natif de Charleville) –, c’est-à-dire le milieu du XIXe siècle. C’est la période couronnée au programme du concert d’un soir non sans poésie, dans la cité des sacres.

L’Opéra de Reims, théâtre à l’italienne inauguré en 1873 par La fille du régiment de Donizetti, se confond dans la voûte éthérée comme la soirée est amorcée d’une œuvre précisément du même âge. Le poème symphonique Phaëton de Camille Saint-Saëns retrace la course du fils du Soleil, aux commandes de son rêve. Le galop très régulier des chevaux, le dessin charmant, modeste et délicat, de la trajectoire amène du char, puis la cavalcade des cuivres, l’exaltation des cordes à reprendre le thème, et l’accélération, encore, et puis... le souffle, le crawl, le bain, le reflux, entre humain et divin, dans cette mer de soleil créée par l’Orchestre national de Metz, à son premier sommet de la soirée, grâce à la battue solennelle de Jacques Mercier. Encore marquée de bénédiction, la suite déçoit pourtant, nonobstant la chute bien percutante, sous l’impression de trépigner, de manquer le coup fatal trop attendu. Finalement, rien n’a manqué dans l’illustration du tragique, jusqu’à l’ultime note en forme de belle expiration orchestrale.

Pour un autre parcours plus alambiqué, le Concerto pour violon en mi mineur Op.64 n°2 de Felix Mendelssohn (1844) s’ouvre par une mélodie pincée, vive d’esprit, émise par Fanny Clamagirand [photo], musicienne aussi volontaire que virtuose, tout à fait maîtresse de ses attaques pour, à la fin de l’Allegro, s’unir, d’un lyrisme assuré, puis par un jeu de contrastes saignant, avec la phalange lorraine aux couleurs complémentaires, toutes aussi vives et mélancoliques. Dans l’Andante, la violoniste fait admirer rigueur et équilibre de l’émission, joliesse du timbre et un certain pouvoir magique de se multiplier, en ornements complexes ou en légers frémissements, de manière sidérante. Moins volubile, l’orchestre est le plus ravissant, surtout dans l’irrépressible final parcouru de subtils courants joyeux aux anches doubles, d’un certain magnétisme à travers les violoncelles et de grands sursauts virils en la superbe apothéose conclusive, marquée de points d’exclamation alternés avec ceux du violon. La direction ferme et musclée de Jacques Mercier compte pour beaucoup dans ce superbe tableau vivant, largement ovationné, qui évoque naturellement Haydn et Beethoven. En bis, après cette œuvre très réfléchie, la soliste offre idéalement une mélodie dansante, agile, heurtée mais aussi enfantine, au refrain moins entêtant que charmant, dont les couplets prennent des tours fabuleux. Au bon goût, français et allemand, de Johann Sebastian Bach, le cadeau de Pentecôte est tout rempli de saveur, celle de la petite Gavotte en rondeau (extraite de la Partita en mi majeur BWV 1006 de 1720), de la part d’une jeune femme rayonnante en attente d’un heureux événement.

Place ensuite au poète, rencontré après la pause, en 1846, après un accès de dépression profonde et alors dans l’impasse large et totale au niveau familial. De sa Symphonie en ut majeur Op.61 n°2, Robert Schumann confia : « c’est comme la révolte de l’esprit qui s’est manifestement infiltrée ici, par laquelle j’essayais de lutter contre mon état. Le premier mouvement est tout imprégné de cette lutte, et son caractère est plein d’une humeur changeante et rebelle. » En effet. Tout d’abord dans l’ambre des cors majestueux, le progrès profond, gradué et presque étouffant des cordes (Sostenuto assai), l’orchestre compact repose dans un calme mensonger, dormant les yeux grand ouverts. Le motif en saut de quinte présenté aux cuivres dit, avec quel éclat nerveux, tout le sens de cette œuvre de la maturité, à savoir le combat vital de l’artiste incertain de ce qu’il cherche. Dès lors, par une petite glissade dans l’effervescence, la symphonie résonne clairement, sur de reluisantes hauteurs straussiennes, portée par le magnifique Orchestre national de Metz, bestial dans les graves, sombre, lyrique et littéraire, selon l’écriture du Saxon, ici sous une direction tonique.

L’œuvre semble très bien donnée, alors que son sens demeure mystérieux. « Les grands interprètes de Schumann sont ceux qui ne l’interprètent, ne cherchent pas à dire, à expliciter, à mettre du sens. Ils se laissent interpréter par lui. Sans aveux, sans effets pathétiques, sans intentions, sans expression. Ils interprètent Schumann comme s’ils apprenaient une langue inconnue ou perdue, en un pays autre » (Michel Schneider, La tombée du jour, 1989). La résurrection n’est pas plus pensable que la mort, alors on se noie, on reprend le dessus, terrifié, perdu en soi-même, entre somptueux vague à l’âme et démission glorieuse : ces forts accents romantiques mènent à l’incroyable et fourmillant tutti. L’énergie et la maestria atteignent leur paroxysme dans le Scherzo conduit avec beaucoup de cran, jusqu’en spirale fermée, accélérée et survoltée. Puis la force de Schumann éclate dans l’Adagio de velours, plein d’abandon dans la musique – aria douloureuse, mais sans la moindre lamentation, à la lueur du hautbois allumé, rôdeur tel le compositeur à travers le malheur banal et infini, rédige une vie à la dure. Inspirée des harmonies de Bach, cette exceptionnelle musique aux intenses soulèvements, aux gestes d’offrande passionnés et mélancoliques, lance, en conclusion, comme un regard aimant. S’il est ainsi possible de la résumer, allons en ce sens jusqu’à la rapprocher du tout dernier texte d’Oscar Wilde, De Profundis, écrit en prison à une semblable fin.

Explosif et juste, l’Allegro molto vivace avance avec frénésie, clameur, brio. L’Olympe est gravi, la vie surmontée, dans un sourire de victoire clair et net. S’il fallait une signification à ce final, peut-être s’agit-il de faire toute la lumière sur le ridicule de la société passive et d’avoir la sagesse d’en rire copieusement. Les musiciens triomphent, et nul ne résiste au plaisir d’en rappeler la coda, aérienne et puissante. Dans ce très grand opus, serein aussi au dernier mouvement (notamment pour emprunter à Beethoven un doux vers, Nimm sie hin denn, diese Lieder tiré du cycle An die ferne Geliebte de 1816), les cœurs se sont enfuis. Étrange pays, telle vallée de la lune (Ischigualasto), qu’on aime et qu’on oublie.

FC