Chroniques

par bertrand bolognesi

en création mondiale, The Sirens Cycle d’Eötvös
le quatuor Calder joue Péter Eötvös et Leoš Janáček

Ircam / Centre Pompidou, Paris
- 12 octobre 2016
en création mondiale, The Sirens Cycle d’Eötvös par le Quatuor Calder
© dr

Il y a douze jours eut lieu à Londres, au Wigmore Hall – commanditaire associé à l’Alte Oper de Francfort, au Centro Nacional de Difusión Musical de Madrid, au Südwestrundfunk, à la Tonhalle de Zurich, à ProQuartet et à l’Ircam (producteur du présent concert) –, la création mondiale de The Sirens Cycle dans sa version acoustique, nouvelle œuvre de Péter Eötvös conçue tout spécialement pour le Quatuor Calder. Ainsi, plus de vingt ans après Correspondance, le musicien hongrois se penchait-il une nouvelle fois sur un genre qui représente « à [s]es yeux le plus haut niveau sur l’échelle de la composition – j’ai du reste longtemps craint de ne pas être à la hauteur et cela m’a sans doute retenu un peu » (brochure de salle). Dans le cadre de la saison de concerts de l’Ircam, c’est la version avec électronique qui voit désormais le jour, réalisée par Serge Lemouton.

Le cycle des sirènes… Fidèle à sa passion pour les langues, leur musicalité propre et leur incidence sur la musique, non seulement le chant mais encore l’articulation instrumentale [lire notre entretien], Eötvös va plus loin encore en s’interrogeant sur un non-dit dans une langue qui, pour n’être pas la sienne, était celle d’expression d’un romancier en pays linguistiquement occupé. En une journée d‘octobre 1917, le Tchèque Franz Kafka écrit en allemand Das Schweigen der Sirenen, page brève imaginée dans la suite d’Homère où Ulysse n’est plus considéré comme champion de la μτις mais comme un prétendant masculin à l’arrogance infantile qui, pour finir, se fait mal lui-même, à l’instar de l’auteur dont on sait assez les déboires cuisants avec la gente féminine. « Les sirènes possèdent une arme plus terrible que leur chant : le silence ». Tout en prenant appui sur cet Ulysse quasiment tué par le silence via la fascination du regard – vaste sujet, dont Jacques Lenot s’est saisi en 2007 par une pièce pour piano à quatre mains (Le silence des sirènes, d’après la nouvelle éponyme) –, Eötvös développe par parallèle et mise en abyme : d’abord le fameux Ulysses de James Joyce (1918/20), quasiment contemporain du récit de Kafka et ô combien musical, qui, principalement à travers son onzième chapitre, fit du héros mythologique le langage lui-même ; ensuite par le retour à la source,Oδύσσεια. Chantées par un soprano, les trois parties du Cycle sont séparées par des interludes virtuels, puisqu’ils furent enregistrés par les Calder à Budapest pour une trituration ultérieuredans les studios ircamiens, enfin diffusée par haut-parleurs.

C’est en anglais que commence le soprano Audrey Luna, dont déjà l’on put saluer l’excellence [lire notre critique du DVD The Tempest]. JOYCE, première pièce de The Sirens Cycle, avance par brèves sections, selon une esthétique du fragment. Outre l’impressionnante aisance vocale de l’artiste, avec des intervalles d’une précision chirurgicale et d’indicibles fulgurances, c’est l’écriture elle-même qu’on admire, d’une virtuosité hallucinée, imaginée à partir de l’analyse des fréquences, nuances et durées des textes déclamés par une comédienne. Les seize cordes entonnent un chant paradigmatique comme Eötvös en possède le secret. Durant le premier Interlude, d’à peine plus de deux minutes, les quartettistes quittent le devant du plateau pour éclater leurs postes dans l’espace, la chanteuse demeurant au cœur. HOMER nous arrive donc comme par l’aura des âges et sur une sorte de continuo lyrique en grec ancien, sur une robuste scansion rythmique instrumentale. Sa seconde section distend la phrase, d’abord a cappella puis à tous les niveaux d’émissions sonore, jusqu’à l’énigme. Cinq fois moins longue que JOYCE, HOMER laisse place à un nouvel Interlude durant la diffusion duquelle quatuor reprend la place initiale et, surtout, modifie son accord pour un KAFKA joué scordatura et dit en allemand. De fait, il s’agit d’un sprechgesang à l’expressivité inquiète, sur un sifflement d’archet aux couleurs ethniques et légendaires.

Avant d’être happés par les quarante minutes de ce Sirens Cycle, nous retrouvions, en début de soirée, Correspondance (1992) qui fit l’objet d’un atelier du même Quatuor Calder au Salzburger Festspiele, cet été [lire notre chronique du 3 août 2016]. Entre ces deux œuvres de Péter Eötvös – dont l’actualité récente est décidément florissante, avec les créations de Sensa sangue et d’Halleluja [lire nos chroniques du 15 mai et du 30 juillet 2016] –, il fut encore question de lettres : non plus celles de la famille Mozart mais celles, amoureuses, échangées entre la jeune Kamila Stöslova et Leoš Janáček dans les derniers mois de sa vie, sujet de son Quatuor n°2 « Listy důvěrné » (Lettres intimes, 1928).

BB