Chroniques

par delphine roullier

Elektra | Électre
opéra de Richard Strauss

Halle aux grains (saison hors les murs du Théâtre du Capitole), Toulouse
- 28 mars 2004
© patrick nin

Dans une Autriche au crépuscule du XXe siècle où l’esprit d’indépendance des Habsbourg persiste, l’essor artistique de la sécession viennoise voit naître au devant de sa scène des peintres comme Klimt et Schiele. Là où l’art pictural fréquente thanatos, la forme musicale s’unit à l’expérience crucifiante. La célébration de la femme en témoigne : si elle se meut cloisonnée dans des cadres géométriques, elle semble y concentrer une force hystérique asphyxiée. Richard Strauss ne dément pas cette inspiration au féminin. Une ferveur nouvelle unit deux complices, le poète Hugo von Hofmannsthal et le compositeur, en l’écriture de somptueux ouvrages. Après Salomé, créé à Dresde en 1905, c’est une autre danse qui plongerait l’Homme dans ses mystiques cruautés, si ce n’est la femme qui l’y projette et s’y projette : celle d’Electre.

Dans la tragédie, il est avant tout question de femmes : un trio ébranlé par la loi des dieux et des êtres. La femme cerne le cœur des interrogations, le cœur de l’homme puisqu’elle crée et prolonge (la vie). À l’origine du mal elle est ! Mais ici, chacune à sa manière. Aussi, Electre, fille d’Agamemnon, veut venger la mort de son père par la mort de celle qui l’a tué : sa mère Clytemnestre ; c’est, par conséquent, à l’encontre de la perfide génitrice qu’Electre hurle à la mort. Quant à la sœur, Chrysothémis, c’est le désir de félicité qui tente de contrer l’épineux chemin que la vie concède. Pour elle, l’aventure humaine a son droit. Et dans cette notion, certes plus humaine qu’absolue, le risque est d’autant plus rebelle qu’il prolonge le doute existentiel de la chair. Trois femmes, donc, cernées d’ombres masculines. Il y a le mort, Agamemnon, qui occupe en gisant le centre du plateau ; à l’horizontal et de cuivre, il suinte sur le cratère qui bientôt fera son irruption. Il y a également le fils disparu, Oreste, figure fantomatique qui erre discrètement sur scène, mais dont l’apparition verticale sera bien réelle lorsqu’il tuera sa mère et son nouveau compagnon.

Et quel cri a délivré en furie spectaculaire le passage éclair d’Elektra en plein orage ! Dans une mise en scène de Nicolas Joël créée au Capitole il y a une dizaine d’années déjà – aux tons automnales, le marron et le sinistre dominent un palais de Mycènes usé, violenté, heurté et le sol d’une poussiéreuse terre que chaque foulée soulève en une proximité qui rappelle l’incessant mouvement d’une masse suspendue à des idées. Si le poids de l’âme s’accroche ici à la force du désir – de vie, de mort –, la détermination musicale s’arme d’une même vigueur pour enfreindre un silence trop lourd de sens qui, déchiré, déchire. Aussi, dans cette crise du langage, la merveille du son, dès le prélude, est une véritable secousse. Des harmonies de libérer alors leur cri.

Conduite par Gábor Ötvös, la partition gagne le pari d’une rencontre avec une violence sacrée, et l’orchestre, sans relâche, s’est avéré droit et sans emphase pour intensifier une mélodie dionysiaque qui livre les personnages dans leur beauté et leur laideur : un crescendo où poussent tensions et passions vers une véritable apothéose. Mais si les forces attractives musicales se chevauchent et se refusent, les voix connaissent aussi la dureté du conflit : comment la voix pourrait-elle encore se vivre dans une telle folie orchestrale ?

C’est ce que l’Elektra de Janice Baird a su merveilleusement exprimer, menant avec une ardeur jusqu’au-boutiste une partie redoutable. Dans un élan sacrificiel et formidable, sa voix joue une danse extatique qui ramène l’auditeur à un troublant cri originel, réconciliant verbe et chair. Avec une rare profondeur, elle répond à l’exigeante résistance que requiert le rôle, jusqu’au dessèchement de l’âme, une déchirure consumée dans la flamme du désir que crée le reflet : celui du père, auquel l’espace chorégraphique la relie sans cesse – son ombre est, en effet, une alliance vitale que la vengeance délivrera de son reflet. De ces deux êtres – le père et la fille – naît l’incestueuse figure de l’imprécis complexe d’Electre donné à lire en cette fugitive contiguïté. Ultime sacrifice avant l’exultation du vrai visage mortuaire dont elle pourra se revêtir pour vivre enfin.

La sœur, rôle non moins difficile, incarné par Tina Kiberg, contribue à l’égale réussite des prestations : son timbre chaleureux livre l’émotion charnelle et sensuelle d’un bonheur encore non accompli mais certain d’un devenir. Leur duo résiste au banal affrontement puisqu’il trouve l’équilibre instable qui pose les deux sœurs dans d’étranges aversions. L’une crucifiante puis crucifiée, l’autre raisonnante et raisonnée, toutes deux vivantes en un même sang : un désordre dont le pilier est une mère que le temps a presque lissée : que lui reste-il à dire ? C’est ce que Karan Armstrong a donné à entendre en simplicité. Bref : c’est une équipe de solistes d’une stupéfiante expressivité qui a joué avec brio ce chef-d’œuvre de l’opéra.

DR