Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Vorübergehenden | Les passants
Musiktheater de Nikolaus Brass

Münchner Opernfestspiele / Reithalle, Munich
- 15 juillet 2018
Die Vorübergehenden, opéra de Nikolaus Brass en création mondiale
© wilfried hösl

Le Münchner Opernfestspiele ne se contente pas, ce qui déjà serait beaucoup, de présenter deux nouvelles productions lyriques et de réinvestir celles jouées récemment durant les saisons de la Bayerische Staatsoper, encore explore-t-il un répertoire nouveau, dans son Festspiel-Werkstatt (Festival-Atelier) qui s’exprime à la Reithalle, ancien manège de cavalerie adapté en centre culturel, dans le quartier des casernes de Munich. Là, des formes courtes sont programmées, à la frontière de la musique et du théâtre, distribuées à de jeunes artistes. Cet été, quatre spectacles entrent dans ce cadre original : Zeig mir deine Wunder (Offre-moi des miracles) qui s’inspire de Снегурочка de Rimski-Korsakov [lire notre chronique du 15 avril 2017], Vanitas, nature morte en un acte de Sciarrino (que nous découvrirons dans quelques jours), Match! de Kagel, intégrant ici des opus de Britten et d’Ellen Reid, enfin la création mondiale de l’opéra Die Vorübergehenden.

À chaque spectateur avançant son billet aux souchiers de l’entrée il est remis un tabouret grâce auquel il pourra s’installer où bon lui semblera. Il distingue d’abord une sorte de sas, comme s’il allait falloir présenter ses papiers d’identité pour un contrôle sécuritaire. Pourtant, pas d’uniforme dans cette cage qu’il contourne pour accéder au dispositif. Puis il voit les pupitres, répartis en plusieurs zones, les plus importantes étant en touche gauche, pour l’une, où domine un podium pour accueillir un chef, la seconde dans la ligne du sas évoqué plus haut, équipée pour un chœur. Ensuite se signalent divers espaces à jouer. Tout au fond, une cuisine, devant elle un petit bureau, à l’avant un salon avec téléviseur et fiasque de cognac, juste à côté une salle de jeux pour un enfant. Tous ces lieux sont typiquement meublés années soixante. Ils sont ceux du passé d’un héros désigné par la pièce comme L’amoureux, actuellementcouché en maillot de corps dans une chambre d’hôtel d’aujourd’hui, aux murs vitrés, cœur de ce décor en archipel.

Et puisque ce théâtre musical en deux actes avec épilogue (Musiktheater in zwei Teilen und einem Epilog) prend nettement les atours de l’expérimentation, relatons l’expérience qu’il nous fait vivre, plutôt qu’à tenter un compte rendu distant qui viserait une illusoire objectivité. À l’angle sud-ouest de la chambre contemporaine j’ai posé le tabouret, orienté en ouverture : ainsi je peux voir ce qui se passe dans la chambre, mais aussi le travail du groupe instrumental majeur, ainsi que le bureau, la cuisine et les projections diffusées sur les murs, tour à tour gros plans sur des scènes qui se jouent simultanément çà et là ou images Super 8 puisées dans l’enfance de L’amoureux. Outre l’appréhension directe de ces espaces, pivoter légèrement sur les ischions sans dévisser le cou propulse monregard vers les autres îles, un regard qui aime également à observer mon prochain dans cette invention favorisant une triple proximité : avec les acteurs du psychodrame et ses créatures fantasmées, avec les sons venus de partout, enfin avec le public dont je reçois les multiples visages.

Alors que la lumière concentre l’attente, en ce début de représentation, sur l’impersonnalité de la chambre d’hôtel, l’on entend soudain un souffle, plus ou moins régulier ou entravé, celui du dormeur, parfois proche du ronflement. Très vite un chœur de douze voix mixtes entonne un texte assez difficilement perceptible. Un personnage affichant une morgue ironique et inquiétante parcourt les interstices entre le public et rejoint bientôt l’endormi dont il est L’ombre, selon le livret que Nikolaus Brass (né en 1949), le compositeur, écrivit lui-même en empruntant à trois poètes – l’Austro-hongroise Rose Ausländer (1901-1988), originaire de Cernăuți comme Celan, le Suédois Tomas Tranströmer (1931-2015), enfin le Palestinien Mahmoud Darwich (1941-2008). Une grande violence psychologique traverse cordialement des relations montrées comme des affrontements terribles. L’affaire est une vaste introspection mêlant les repères temporels, focaliséesur des évènements précis qu’elle convoque par-delà toute notion de chronologie. Le seul maître est le bouleversement affectif, le trauma d’une enfance engoncée dans des règles sans doute trop strictes, des fonctions maternelle et paternelle reçues comme des masques dont aucun de ceux qui s’en affublèrent ne s’est révélé satisfait, ce que rend fort bien la mise en scène de Ludger Engels (décors et costumes sont signés Ric Schachtebeck). De cet opéra initiatique les passants sont bien plutôt des errants, perdus dans l’épaisse forêt névrotique. Entre un Père à l’autorité exclusivement fixé sur l’ordre, une Mère hystérique noyée dans un perpétuel besoin nourricier, une Amoureuse libre et provocante, osant même la création littéraire, qu’il ne parvient à aimer, un Émigré en détresse insuffisamment aidé et un Enfant dont l’autisme ressemble à une accusation, le sentiment de l’échec talonne L’amoureux qui se voit lui-même en Jeune homme, tragiquement racorni par l’éducation.Le début de l’Acte II simule une réconciliation : les actants (figurants et chanteurs) invitent le public à se lever, s’emparer des lieux, s’asseoir sur le lit, déambuler dans la salle – personnellement, et peut-être à tort, je me suis opposé à cette participation par un farouche hochement négatif du chef lorsqu’on me sollicita. Peu à peu, l’action principale reprenant le pouvoir, les spectateurs qui docilement se prêtèrent à l’exercice tournoient dans la Reithalle, mal à l’aise, gênés même ; certains se réfugient sur leur tabouret, d’autres n’osent le faire…

Que dire d’autre ? Si ce n’est que les solistes impressionnent, par la prestation musicale comme par l’incarnation – Ulrike Helzel, Mère d’abord muette et soudain révoltée en chantant, Wolfgang Newerla, Père très sonore, bourru dans son autocentrage et vraisemblablement injuste, Joshua Owen Mills, L’amoureux en Jeune homme, libérant pour finir une voix pleine, Ilker Arcayürek, fort émouvant Émigré en proie à des maux qu’on pourrait dire réels – si ce vocable n’induisait un jugement partant que toute souffrance est, par définition, légitime en ce qu’elle est soufferte –, Sarah Maria Sun qui prête une agilité vocale extraordinaire et une présence dramatique évidente à L’amoureuse (un cadeau, ce rôle !), enfin le contre-ténor Vassili Khorochev, ombre increvable et tourmenteuse. On retrouve l’efficace baryton Nikolaï Borchev qui livre un Amoureux d’une parfaite expressivité [lire nos chroniques du 2 mai 2017, du 22 juin 2012, du 5 juillet 2011 et du 30 juillet 2010]. Bravo également à l’ensemble vocal, préparé par Martin Steidler, et à l’orchestre de chambre – une vingtaine de musiciens du Bayerisches Staatsorchester – placés sous la direction attentive et contrastée de la jeune cheffe Marie Jacquot.

BB