Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Meistersinger von Nürnberg
Les maîtres chanteurs de Nuremberg

opéra de Richard Wagner
Grand Théâtre, Genève
- 20 décembre 2006
© gtg | mario del curto

Alors qu’en cette période dite des fêtes la plupart des théâtres lyriques font vibrer leurs murs des fariboles de Lehár, de J. Strauss et surtout d’Offenbach, le Grand Théâtre de Genève choisit de laisser retentir le chant des maîtres du plus léger des opéras de Richard Wagner, sorte d’ironique opérette où le compositeur se mit lui-même en scène en noble jeune poète dont l’inspiration demeure incomprise d’une bourgeoisie assise sur de conventionnelles certitudes, contrepoint humoristique de son Tannhäuser écrit vingt ans plus tôt : Die Meistersinger von Nürnberg.

Et, puisqu’un tournoi de chant en est le prétexte, signalons d’emblée un plateau vocal d’une grande tenue, à commencer par la prestation équilibrée, nuancée et vaillante des artistes du Chœur du Grand Théâtre, préparés par Ching-Lien Wu, renforcés par ceux du Chœur Orpheus de Sofia que dirige Krum Maximov. Bien que, d’une certaine manière, Wagner enroba son ouvrage et les artistes qu’il convoque d’une aura d’intouchabilité, le musicographe ne saurait néanmoins passer outre l’inévitable passage en revue de chaque voix, au risque de se voir traiter de Beckmesser en herbe. Au timbre attachant de la Magdalena cependant un rien pâlotte de Fredrika Brillembourg répondait l’Eva colorée d’Anja Harteros qui offre un médium charnu, un aigu flamboyant (après un certain temps de chauffe, cela dit), tout au long d’une incarnation plus satisfaisante que celle qu’elle livrait ce printemps à Toulouse [lire notre chronique du 17 juin].

La large part masculine de cette distribution compte néanmoins des hauts et des bas. Ainsi, on regrettera le Pogner laborieux de Walter Fink ; conscient de ses limites d’aujourd’hui, l’artiste joue intelligemment de son métier et d’une présence indéniable, oubliant le chant au profit d’un parlando musicalement abusif quoi que dramatiquement efficace. À l’inverse, trois seconds rôles se distinguent : le Nachtigall très ancré dans le grave de Joseph Wagner ; le Veilleur de Nuit au grain généreux et à la manifeste autorité vocale de Diogenes Randes ; le timbre d’airain à l’impact évident de Matthias Aeberhard qui honore Vogelsang d’un phrasé qui domine souplement les ensembles. Pourtant, il faudra bien avouer que Dietrich Henschel demeure inégal en Beckmesser ; manquant de corps dans le bas-médium, accusant une certaine raideur dans l’aigu, mais surtout privant son personnage du format nécessaire à la fosse wagnérienne, ce grand musicien n’est pas vraiment à sa place. Du coup, il compense par un le jeu, voire le surjeu, et c’est dommage. Quant à lui, Andrew Greenan donne un Kothner efficace et confortable. Par des attaques franches et saines, un aigu éclatant bien qu’encore un peu contrit – mais cette voix se libèrera sans doute dans les prochaines années -, une présence scénique idéale, Klaus Florian Vogt est un Walther parfaitement crédible ; gageons qu’en accordant un peu plus d’attention à l’assise grave de son émission, ce ténor trouvera bientôt l’espace dont manque encore son registre haut. Toby Spence livre un David d’une santé remarquable, volontiers brillant, sachant aussi nuancer. Enfin, on retrouve la plénitude et la richesse expressive d’Albert Dohmen en un Sachs attachant qui n’affiche pas cette bonhommie routinière qu’on veut souvent voir chez ce personnage, un Sachs secret et même un peu bourru.

Si, en préambule, nous rappelions la nature de l’ouvrage, c’est que la mise en scène de Pierre Strosser s’est évertuée à dépasser largement le seul divertissement. Enfermant l’action dans des architectures de briques qu’aucun ciel ne vient jamais visiter, c’est une bourgeoisie névrosée qu’il nous montre, réfugiée dans son fervent amour des arts, une passion dont on soupçonne qu’elle pourrait bien la déshumaniser, selon les circonstances. Chaque détail de cette réalisation tend à concentrer une vision austère plus que féroce où les bigotes du Vorspiel médisent par habitude, où aucune bonne humeur n’effleure la bataille de polochons du second acte, où le tableau final laisse seul en scène un Sachs dubitatif devant un quart de queue sans intérêt. Peu d’espoir dans ce Beckmesser tournant nerveusement la manivelle de son piano mécanique, triste ersatz de luth, ou rôdant son entorse dans l’atelier de Sachs en minable goupil de cartoon. On l’oublie souvent : la mise en scène est également interprétation, parfois plus, parfois moins, portant sa sensibilités bien au-delà de l’inerte illustration.

À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Klaus Weise ouvre la représentation sur les applaudissements initiaux, à l’arrachée ! Et c’est en maintenant cette ferme énergie qu’il mène la partition jusqu’à son terme, par une lecture vigoureuse, précise, soignée et pleine de relief où les réminiscences de marche solennelle prennent parfois des allures taquines, voire insolentes, toujours magistralement théâtrales, en bonne intelligence avec les situations.

BB