Chroniques

par bruno serrou

deux créations françaises
Ensemble Intercontemporain

Cité de la musique, Paris
- 11 février 2011

C’est un très beau concert que dirigeait le chef lyonnais de trente-sept ans Ludovic Morlot. Au programme, trois œuvres : la naturaliste The Comedy of Change de Julian Anderson, la tragique On Conversing with Paradise d'un Elliott Carter de cent un ans, deux partitions données en création française, et la très véloce Graal Théâtre pour violon et ensemble de Kaija Saariaho.

La première pièce de la soirée est impressionnante et plante derechef le décor de ce qui s’avère être un grand concert de musique contemporaine. Julian Anderson, né à Londres en 1967, signe avec The Comedy of Change – composé en 2009 et créé le 8 septembre de la même année au Concertgebouw d’Amsterdam par l’Ensemble Asko dirigé par le compositeur chef d’orchestre britannique Oliver Knussen – une grande page de vingt-trois minutes d’une densité, d’un éclat saisissant, en constante évolution, à l’instar de la nature observée et décrite par Charles Darwin dans L’Origine des espèces dont le musicien s’est inspiré. Ainsi de multiples strates sont-elles mises en jeu pour décrire les différentes vitesses dans lesquelles la nature se transforme, une partition d’essence si descriptive qu’elle est très vite devenue un ballet empruntant le titre de l’ouvrage de Darwin, créé à l’automne 2009 dans une chorégraphie de Mark Baldwin pour la Rambert Dance Company.

Composé en 2008 sur un texte d’Ezra Pound, révisé en 2010, On Conversing with Paradise d’Elliott Carter (né en 1908) a été créé au Festival d’Aldeburgh le 20 juin 2009, au Snape Maltings Concert Hall, par Leigh Melrose et le Birmingham Contemporary Music Group dirigé par le même dédicataire que l’œuvre d’Anderson, Oliver Knussen. Des vers d’Ezra Pound (1885-1972), présenté par Carter comme l’un des plus grands poètes de l’Amérique du début du XXe siècle, déclaré fou avant d’être interné aux Etats-Unis après avoir passé la Seconde Guerre mondiale dans l’Italie fasciste qui l’invitait de temps à autre à exprimer à la radio sa haine des banquiers américains qu’il accusait de corrompre son pays tant aimé… Carter, qui emprunte aux Cantos que Pound écrivit de 1915 à sa mort – ceux sur lesquels (Cantos 81 et 120) l’écrivain se désespère de ne pas avoir écrit le poème parfait, synonyme pour lui de paradis –, brosse un immense et bouleversant cri de désespoir qui avive une œuvre vigoureuse, tendue, dramatique, déchirante. L’orchestration est puissante et colorée tout en laissant au chanteur le soin de conduire la narration de beaux vers conclus par le quatrain « J’ai voulu écrire le Paradis / Ne bouge pas, / Laisse parler le vent / Tel est le Paradis ».

Troisième pièce du concert, Graal Théâtre de Kaija Saariaho (née en 1952). Inspiré de l’ouvrage éponyme d’inspiration arthurienne du mathématicien Jacques Roubaud (né en 1932) épris du moyen-âge, ce concerto pour violon écrit sous deux formes – la première pour grand orchestre créée à Londres aux Concerts Promenade 1995, l’autre pour l’ensemble Avanti! qui en a donné la création le 14 septembre 1997 à l’Académie Sibelius d’Helsinki – tient à la fois de la théâtralité du geste instrumental et de la quête de l’inouï par une commune virtuosité du violon soliste et les divers pupitres de l’orchestre. Composée en 1997, dédiée à Gidon Kremer, la version avec ensemble, particulièrement tendue, s’avère d’une plus grande difficulté d’exécution que celle avec orchestre. Dirigeant de façon à la fois dynamique et contrôlée, la mise en place instrumentale s’avérant quasi parfaite (petite faute de cor au début de la pièce de Carter), soulignant la riche palette de couleurs de chacune des œuvres, les clairs obscurs d’Anderson, les noirs et gris de Carter, la lumière moirée de Saariaho, l’Ensemble Intercontemporain s’est exprimé sans contrainte apparente, transporté par Ludovic Morlot qui a soutenu avec tact et musicalité ses deux excellents solistes, le baryton Leigh Melrose à la voix d’airain dans On Conversing with Paradise de Carter qu’il a créé en juin 2009 et Jeanne-Marie Conquer dans Graal Théâtre de Saariaho.

BS