Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Silbersee | Le lac d‘argent
singspiel de Kurt Weill

Opéra Éclaté / Théâtre Sylvia Monfort, Paris
- 5 décembre 2003
Au Théâtre Sylvia Monfort (Paris), Der Silbersee, singspiel de Kurt Weill (1933)
© stéphane kerrad

De Kurt Weill, on connaît avant tout ses collaborations avec Bertold Brecht, et surtout Die Dreigroschenoper (1928), Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (1930) et Die sieben Todsünden (1933), qui laissent dans l’ombre d’autres ouvrages issus de cette amitié, tels que Der Flug der Lindberghs (1929) ou encore Der Jasager (1930). De même que Brecht réalisa le même type de production avec Hanns Eisler ou Paul Dessau, Weill s’appuiera sur les textes d’auteurs différents, qu’il s’agisse de Caspar Neher, Jacques Deval ou Georg Kaiser. Ce dernier, son aîné d’une vingtaine d’années, était revenu en Europe après une adolescence avec ses parents commerçants en Amérique Latine et de nombreux voyages. Il entrera dans le monde du théâtre avec Die jüdische Witwe en 1911, suivie rapidement d’une grande quantité de petites pièces et de grands drames satyriques parmi lesquels Soldat Tanaka, Gaz, Rektor Kleist, etc. Une quarantaine de pièces de Kaiser fut montée en Allemagne entre 1917 et 1931, année où la censure nationale-socialiste commença de persécuter son œuvre. Dans les années vingt, Weill et Kaiser passèrent volontiers du temps ensemble : en promenades à vélo, pique-niques suivis de doux canotages, avis échangés sur l’art mais aussi la vie politique et un certain goût pour le bon vin. C’est grâce à cette amitié que le musicien rencontrera l’actrice Lotte Lenja qui créera Die Dreigroschenoper et dont il fit bientôt son épouse. Leur première expérience artistique en commun sera Der Protagonist qui connut un succès notoire à Dresde en 1926, complété deux ans plus tard par la courte farce Der Zar lässt sich photographieren.

Der Silbersee, sur un livret de Georg Kaiser, fut la dernière création européenne de Kurt Weill. La création en était initialement prévue à Berlin en février 1933. Cependant, devant l’accession d’Hitler à la Chancellerie quelques jours plus tôt, les artistes jugèrent prudent de programmer une création simultanée dans trois villes voisines : Erfurt, Magdebourg (la ville natale du dramaturge) et Leipzig. Une certaine presse dénigra l’œuvre, s’indignant qu’on accordât droit d’expression à des juifs gauchistes alors que se fêtait par ailleurs le Cinquantenaire de la mort de Wagner, tandis que dans la salle, une poignée de SA faisait du tapage. Un mois plus tard, Weill émigra pour Paris où il vécut trois années avant de quitter définitivement l’Europe pour les Etats-Unis. C’est dans la capitale française qu’il écrivit trois chansons sur des poèmes de Jean Cocteau. Huit mois après son départ de Berlin, alors que quelques chansons extraites du Silbersee sont huées par le public français, s’écriant même « Nous avons assez de mauvais musiciens en France sans qu’on nous envoie tous les juifs d’Allemagne ! »lors d’un concert à la Salle Pleyel, Florent Schmitt hurlera sans rougir « Vive Hitler ! ».

Grâce à la redécouverte d’Olivier Desbordes, la version française que réalisa Roland Krebs, Opéra Eclaté créait Le lac d’Argent à l’Opéra de Massy en décembre 1999. Cette compagnie créée en 1985 quitte momentanément Saint-Céré pour s’installer au Théâtre Sylvia Monfort, du 26 novembre au 11 janvier, proposant un Pari(s) d’opéra grâce auquel le public pourra découvrir ou retrouver Le condamné à mort de Philippe Capdenat (créé en juillet 2002) sur le poème de Genet, The Turn of the screw de Benjamin Britten (production de cette année), L’Opéra de Quat’sous, version française de Jean-Claude Hémery du Dreigroschenoper (production de l’été), et Le lac d’Argent.

Si aujourd’hui les cibles apparentes ne sont plus les mêmes et peut-être moins reconnaissables que dans les années trente nos nonosoiseaux de proie, ce conte d’hiver en trois actes s’avère d’une actualité troublante. Il n’est certes pas indifférent que quelques dames à fourrure quittent rageusement la salle pendant la première demi-heure. La situation, pour noire qu’elle soit, ne leur permet pas (nous n’osons écrire pas encore...) de protester plus ouvertement qu’en disparaissant. Pourtant, il n’y a rien qui puisse être compris comme provoquant dans le texte comme dans la mise en scène fort équilibrée d’Olivier Desbordes. Pour preuve, la situation : un groupe d’ouvriers affamés se résout à dérober quelques légumes, le meneur Severin n’emportant pour tout butin qu’un ananas parfumé. Cherchant à regagner leurs cabanes sur la rive du lac d’argent, ils doivent traverser un pont gardé par deux gendarmes. Tous parviennent à passer, mais lorsque Severin, dernier de la file, commence à fuir, le gendarme Olim, sur l’ordre de son supérieur, lui loge une balle dans la hanche. Lorsqu’il doit faire son rapport sur cette échauffourée, sa conscience le torture.

Il s’interroge sur le voleur, sur l’imbécillité de chiper un fruit bien moins nourrissant qu’un jambon, sur la peine qu’il devra purger pour un ananas, sans doute rendue plus sévère car l’objet du délit est un produit de luxe, et, de fil en aiguille, réalise que Severin ne peut être un vrai voleur, qu’il s’agit d’un malheureux dont le geste désespéré n’est pas dépourvu de poésie. Un clown vient annoncer à Olim qu’il a gagné à la loterie une somme colossale. Le gendarme décide d’utiliser cette fortune inattendue pour soigner l’homme blessé. Il rédige un faux rapport et quitte la police. Devenu châtelain, il engage une gouvernante, Madame von Luber, et un médecin, s’ingéniant tous trois à satisfaire le moindre désir du convalescent. Mais rien n’y suffit : Severin est boiteux à vie, et veut savoir à qui il doit son handicap et se venger. La gouvernante, aristocrate ruinée qui répugne à servir un nouveau riche, met tout en œuvre pour faire la perte du naïf, utilisant au besoin son protégé contre lui. Après avoir échafaudé un plan démoniaque, elle parvient à ses fins, et à son tour devient châtelaine, usant de détours si fins qu’elle n’ait aucune inquiétude à nourrir vis-à-vis de la loi. Ainsi, la richesse revient-elle à la richesse, dans une totale immoralité, tandis qu’Olim et Severin, réconciliés, fuient vers le lac d’argent. Dans le froid et la neige, ils disparaissent à jamais.

En fosse, Jean-François Verdier assure une direction des plus précises de l’Orchestre Chalon-Bourgogne, et si les premières scènes souffrent d’une indéniable raideur et d’un peu judicieux surlignage des graves, plus de nuances et d’expressivité viennent donner du relief à sa lecture au fil de l’exécution. En scène, le ténor Eric Vigneau campe un Baron Laur plutôt palot et un clown de la loterie convainquant. La nièce de Mme von Luber, Fénimore au bon cœur, est chantée par Natalia Cadet d’un timbre chaleureux. La comédienne Francine Bergé propose une von Luber délicieusement perverse. Olim est confié à Michel Fau (que l’on put voir tout récemment dans le Soulier de Satin au Théâtre de la Ville) qui rend le personnage attachant. Enfin, c’est Eric Perez qui joue Severin, peut-être un peu trop en force et d’un chant souvent maladroit. Cette équipe fonctionne main dans la main pour offrir un spectacle d’une réelle qualité.

BB