Chroniques

par laurent bergnach

Der Kaiser von Atlantis | L’empereur d’Atlantis
opéra de Viktor Ullmann

Opéra Comique, Paris
- 30 avril 2006
Der Kaiser von Atlantis, de Viktor Ullmann, à l'Opéra Comique (Paris, 2006)
© dr

Sans rôle essentiel dans l'économie de guerre allemande, Terezín fut le camp de concentration des intellectuels et des artistes, le seul qui ait autorisé puis favorisé une vie culturelle aussi développée. À la fin de 1943, en effet, le camp se prépare à une visite de la Croix Rouge, et met en scène une vie musicale intense aux multiples représentations lyriques. C'est dans ce contexte que Viktor Ullmann, emprisonné depuis l'année précédente, met un terme à Der Kaiser von Atlantis, le 13 janvier 1944. Mais, sans que l'on sache bien pourquoi, les répétitions sont interrompues et annulées les représentations prévues à l'automne. Considérant le contenu satirique de ce conte philosophique entre opéra et cabaret, l'arrêt du projet pouvait tout aussi bien venir des détenus eux-mêmes. La partition, confiée avec d'autres travaux à un codétenu avant le départ de son auteur pour Auschwitz, fut retrouvée à Londres en 1972, puis créée à Amsterdam le 16 décembre 1975.

Der Kaiser von Atlantis commence par l'apparition de Gui Gallardo, sexagénaire sonore incarnant le Héraut, venu en monsieur Loyal présenter, en français, les protagonistes d'une histoire qui se déroule quelque part, sous le règne de l'Empereur Overall. Le rideau s'ouvre sur un lit superposé et une table qui évoquent un asile de nuit pour miséreux. L'Arlequin d’Enrique Folger – ténor honnête, parfois à côté de la note – abandonne son rêve érotique. La Mort quitte aussi son sommeil : tête rasée, teint pâle et crâne imprimé sur un tee-shirt, sous son long manteau sombre, Hernàn Itturralde est une basse immédiatement attachante, à la projection fiable. Derrière eux, un mur composé de bandes de tissus grossièrement cousus entre elle, d'abord plat, changera d'aspect en fonction des ficelles tirées depuis les cintres, créant bosses et trous. Alors que la Mort se plaint de supporter « cette comédie depuis que le monde existe », le Tambour vient annoncer la guerre générale. Ce personnage antipathique, défendu par le mezzo Alejandra Malvino, donne l'occasion de sourire plus d'une fois, surtout quand on le retrouvera en bas et corset pour attirer au combat le viril soldat. Offensé par les termes du décret, la Mort brise son épée et refuse de faire son travail.

Doté d'une voix saine qui fatigue un peu en fin de représentation, le baryton Luciano Garay incarne l'Empereur que nous découvrons au deuxième tableau. Un tissu gris, sur lequel sont projetées des grilles, rappelle qu'il se terre dans son palais, occupé à téléphoner à ses ministères – le Héraut, sous différentes casquettes. Coincé dans un fauteuil roulant-bureau supportant radio, globe terrestre et jumelles, il apprend avec stupéfaction que les prisonniers politiques survivent aux exécutions ordonnées. Dans le troisième tableau, nous assisterons de visu à ce phénomène, avec la réconciliation d'un soldat et d'une jeune fille qui, ne pouvant se supprimer, choisissent de s'enlacer. Le chant de Gabriel Centero peine assez, mais celui du soprano Laura Rizzo s'avère claire et nuancé.

L'ordre du monde est chamboulé.
Pour le dernier tableau, fidèle au principe de vie qu'il défend, Arlequin fait ressurgir les souvenirs d'enfance de l'empereur. Celui-ci devient fou et accepte, en échange de sa propre vie, que la mort reprenne son œuvre de jardinier, en arrachant les corps fatigués telles des mauvaises herbes. Alors qu'il se dépouille des attributs du pouvoir puis disparaît sous la scène, des projections d'archives accompagnent son air ultime. Ces images en noir et blanc de chutes de bombes ou d'immeubles paraissent redondantes comme déplacées les vues de camps d'extermination illustrant le chœur final en habits rayés qui appelle au respect de la vie. Exemplaire à ce détail près, la mise en scène de Marcelo Lombardero aurait dû s'en tenir aux sirènes et poursuites dirigées plus avant dans la salle, car en replaçant l'œuvre dans son contexte historique, elle en réduit la portée universelle.

L'opéra ayant été imaginé par Ullmann et son librettiste František Peter Kien en fonction des moyens disponibles, pas plus de quinze musiciens occupent la fosse – déjà bien comblée, aujourd'hui, par une partie du décor – et avec des instruments inhabituels comme le banjo ou le saxophone. Guillermo Brizzio dirige avec nuances l'Ensemble Instrumental de l'Opéra de Chambre du Teatro Colón de Buenos-Aires, soucieux de donner du relief à une musique évoquant Bach, mais surtout les dégénérés Mahler, Schönberg et Weill. Dans l'antichambre de la mort, comme l'écrit Milan Kundera, « les condamnés jouaient une musique condamnée ».

LB