Chroniques

par bertrand bolognesi

Der fliegende Holländer | Le vaisseau fantôme
opéra de Richard Wagner

Winterfestspiele / Festspielhaus, Baden Baden
- 20 janvier 2008
© andrea kremper

Excellent wagnérien, comme l’ont prouvé de nombreuses soirées, Valery Gergiev précipite l’écoute dans une urgence saisissante, dès les premières mesures du Vaisseau fantôme. Un relief tourmenté se révèle dans cette immédiate vivacité, suspendant ses effets sans suspendre son action dans des silences que le chef russe habite et souligne. En accord avec une mise en scène qui n’accuse personne, il se garde d’accentuer le côté négatif du Hollandais, lors de sa première apparition, servant au contraire le motif grave d’une pâte noble. Avec le grand sens dramatique qu’on lui connaît, Gergiev fait surgir la mer de la partition, campe des caractères humains qui dépassent les archétypes souvent rencontrés, ne se contentant guère d’accompagner les chanteurs pour leur offrir un socle en miroir des plus stimulants. L’Orchestre du Théâtre Mariinski s’avère plus en verve encore que la veille [voir notre chronique d’Elektra].

Ce qui continue de frapper, lorsqu’on assiste à plusieurs représentations du Mariinski, ce sont ses artistes. En effet, l’opéra pétersbourgeois est un vivier qui révèle des voix magnifiquement construites, d’une fiabilité exemplaire, comme l’on en rencontre peu. Voilà de quoi mitiger les enthousiasmes entretenus, sinon organisés, qui s’expriment gentiment pour certains. Aujourd’hui, il n’est que le chœur masculin que l’on ne félicitera pas forcément. S’il se montre plutôt fiable dans les passages vaillants, il se fait exsangue et, du coup, souvent faux, dans la nuance piano. Certes, il s’améliore pour le dernier acte, mais en demeurant peu raffiné et en accusant de lourds décalages rythmiques. À l’inverse, le chœur féminin est irréprochable et parfaitement équilibré.

Le plateau vocal est tout à fait probant. Elena Vitman compose une Mary discrète mais présente. Alexeï Tanovitski donne un Daland avantageusement timbré, ferme et projeté, quoiqu’une tendance à trop appuyer le bas-médium et le grave déstabilise par moment la ligne de chant. L’incarnation est un rien balourde, mais Daland n’est certes pas un parangon de subtilité. Dans cette distribution surgit un Timonier d’exception : solide, puissant et clair, arborant un phrasé élégant, Sergeï Semishkur dessine un exquis Mit Gewitter und Sturm. Moins brillant, le Hollandais de Vladimir Vaneïev nuance beaucoup, livrant un Wie aus der Ferne längst infiniment sensible qui ne force rien. Le premier duo avec Senta déploie un lyrisme extrême. Olga Sergeïeva impose une Senta disposant de grands moyens : couleur, chaleur, phrasé sûr, santé presque brutale, pourrait-on dire, sont d’abord mis au service d’un chant qui s’occupe beaucoup de lui-même, durant tout le deuxième acte. Certes, les nuances sont efficaces, mais toujours techniques, professionnelles, si l’on peut dire. En revanche, elle exultera dans le dernier acte, portant le rôle au comble d’une exaltation hystérique, tant par le jeu que dans la voix.

Enfin, surtout et avant tout, Sergeï Skorokhodov aura rendu au rôle d’Erik des lettres de noblesse que la coutume ne lui accorde guère. Que l’aigu soit évident tout en possédant des harmoniques graves qui l’enrichissent, que la clartée conquière, que le médium se montre musclé, sont des atouts indéniables. Ils se trouvent ici réunis pour un vrai travail d’acteur, une interprétation totalement investie, un chant généreux qui rend le personnage plus qu’attachant – impétueux, bouillant d’amour. N’appuyant jamais la voix, son expression reste vaillante sans forcer. Entendit-on jamais un Mein Herz, voll Treue bis zum Sterben d’une telle tendresse ? Dans un troublant velours, son Senta, oh Senta, leugnest du ? et la Cavatinesuivante sont à pleurer. Skorokhodov rend lumineux le jeu des doubles – Senta veut sauver le Hollandais, Erik veut sauver Senta, mais il est dit chez Wagner que l’homme ne sauvera pas une femme (Lohengrin lui-même n’y parvient pas). Il est à gager qu’en prenant bien soin de son organe, ce ténor fera bientôt un Lohengrin rêvé, quelques années plus tard un bon Tannhäuser et, à la maturité, sans doute un grand Tristan. Pour l’heure, saluons-le comme la voix de cette soirée.

Après que l’Ouverture a retenti devant un rideau stylisant Das Eismeer, l’impressionnant naufrage peint par Caspar David Friedrich en 1823, les matelots naissent d’une gueule de mer, large vague impalpable qui se refermera au final sur le maudit et sa rédemptrice. La mise en scène d’Ian Judge sait jouer avec les métaphores et les symboles, tout en évoquant les lieux sans les décrire. Le bateau de Daland n’existe que par l’apparition d’un gouvernail à roue dans la brume, comme l’on n’aperçoit de celui du Hollandais que la puissante proue sanguine. Aussi efficaces que soient les décors de John Gunter, les savantes lumières de Nigel Levings, de bonnes idées comme ce grand fauteuil rouge qui abrite la passion de Senta, la scénographie ne fait pas la mise en scène. Ici, faible demeure la direction d’acteurs, laissant les chanteurs, livrés à eux-mêmes, appuyer le jeu sur leur métier, sans cohésion.

BB