Chroniques

par bertrand bolognesi

Daniele Gatti et l’Orchestre national de France
Claude Debussy | Le martyre de Saint Sébastien

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 9 avril 2009
Ida Rubinstein, commanditaire et créatrice du rôle de Saint Sébastien (Debussy)
© dr

Créé au printemps 1911 au Théâtre du Châtelet, dans les décors et les costumes de Léon Bakst, la chorégraphie de Mikhaïl Fokine, la mise en scène d'Armand Bour, et avec la danseuse au physique idéalement androgyne Ida Rubinstein dans le rôle principal [photo], Le martyre de Saint Sébastien, mystère en cinq actes de Gabriele D'Annunzio soutenu par la musique de Claude Debussy, demeure relativement rare, bien qu'on le joue depuis longtemps dans une version plus compacte (Désiré-Émile Inghelbrecht) – le drame initial couvrait près de trois heures. En convoquant un grand chœur, un orchestre qui déploie un effectif conséquent, trois chanteuses et une comédienne à qui revient la charge d'incarner le Saint, ses cinq mansions, occupant à peine une heure et vingt minutes environ, nécessitent une exigence de lecture capable de ne transformer jamais l'œuvre en péplum, des moyens vocaux indéniables, une homogénéité chorale sans faille et une présence à la fois charismatique et non emphatique pour la partie récitée.

À Isabelle Huppert est confié le rôle de Saint Sébastien. L'idée ne semble pas mauvaise, au regard de ses interventions passées dans le domaine musical – inoubliable Jeanne au bûcher (Honegger) de la mise en scène de Claude Régy à l'Opéra Bastille, il y a plus de quinze ans, entre autres. L'on peut également se dire que la silhouette menue de l'artiste, la gracieuse angularité qui caractérise son visage, servirent au mieux un personnage que l'on sait adolescent et que le texte assimile volontiers à l'Adonis oriental, en un œcuménisme proprement Jugendstil. Néanmoins, le talent d'Isabelle Huppert n'est pas au rendez-vous. Nous le disions plus haut : la partie du Saint doit rester circonscrite à la frontière de l'emphase. Si cette donnée n'a pas échappé à l'approche de la comédienne, il semble bien que cette dernière en ait fait un credo qui, à rebours, finit par rendre plat son dire. Le charisme évoqué, elle l'a, indéniablement, et c'est bien le problème : le décalage entre le rayonnement de l'actrice sur la scène et le désinvestissement dramatique complet de sa parole discrédite sa prestation, discrédite la soirée, enfin discrédite l'œuvre elle-même.

Pour ce qui est de l'homogénéité chorale, l'auditeur est bien aise de goûter l'unité du Chœur de Radio France, soigneusement préparé par Matthias Brauer, dans des parties à la musicalité irréprochable. Sans doute un effort dictionnel supplémentaire ne fâcherait-il pas, cependant. C'est l'éternelle difficulté : rendre compréhensible un texte lorsque l'émettent plusieurs dizaines de gosiers (sans parler de départ différés de la phrase, de partages de la phrase, etc.). On voudra bien nous pardonner (je l'espère) d'être surpris, pourtant, de ce qu'une formation chorale française d'un tel niveau ait tant de mal à s'exprimer dans sa langue.

Côté solistes, l'oreille croise le même souci dans les interventions du soprano Sophie Marin-Degor, par ailleurs plutôt efficace, d'habitude, sur ce point. Tout donne donc à penser que le français de D'Annunzio ne « s'embouche » pas facilement. On retrouve avec plaisir un phrasé intelligent et souple, un impact flatteur. Revenant sur l'alambic supposé du texte d’annunzien, l'Allemande Christine Knorren pourrait bien le confirmer, tant sa diction – étant considéré qu'elle ne chante pas dans sa langue natale – s'y fluidifie (nous ne disserterons pas sur l'affirmation de nombreux musicographes lyricophiles selon laquelle le français, difficile à chanter, se trouverait mieux servi par des voix nées où on ne le parle pas). Planant au-dessus de ces questions, le mezzo-soprano américain Kate Aldrich se fait parfaitement comprendre, tout en offrant ce timbre particulièrement coloré qu'on lui connaît.

Quant à la lecture de Daniele Gatti, elle s'accomplit parfaitement dans la condition annoncée. Avec une clarté exemplaire, le chef italien prend soin du discours et du dialogue des timbres, dans une rigoureuse tension dramatique qu'il ne laisse cependant pas aller à des abus de fosse lyrique. Tout en jouissant d'une inspiration théâtrale, son interprétation sait sagement ne s'ampouler d'aucune surenchère. Chaque détail solistique de l'écriture orchestrale gagne un relief précieux, tant dans la conception de Gatti que grâce à l'efficacité et la superbe des musiciens de l'Orchestre national de France.

BB