Chroniques

par bertrand bolognesi

Daniele Gatti dirige l’Orchestre national de France
Hector Berlioz | Roméo et Juliette, symphonie dramatique Op.17

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 18 septembre 2014
Daniele Gatti dirige l'ONF dans Roméo et Juliette de Berlioz à Paris
© massimiliano drydun| frederick leighton – reconciliation of the montagues and capulets (détail)

Pour sa rentrée, l’Orchestre national de France s’illustre dans la vaste « symphonie dramatique avec chœurs, solos de chant et prologue en récitatif choral » d’Hector Berlioz, Roméo et Juliette Op.17, conçue en 1839 d’après la pièce éponyme de Shakespeare, génie redécouvert et volontiers adulé par les romantiques – comme en témoigne, entre autre, l’essai de Victor Hugo, véritable art du théâtre, autrement dit manifeste déguisé, qui paraitrait vingt-cinq ans plus tard, et que les compositeurs n’attendirent pas : Weber écrit son Oberon en 1825 d’après A midsummer night's dream, de même que Mendelssohn amorce son Sommernachtstraum l’année suivante, Romeo and Juliet inspire Bellini (I Capuleti e i Montecchi), Gounod et Tchaïkovski (1830, 1867, 1869) quand Verdi met en musique Othello et Macbeth tout en fantasmant un Lear (1847, 1887 et le projet inabouti de 1843).

Quant à lui, Berlioz est fasciné par le Britannique dès 1827 dont il découvre plusieurs des pièces au Théâtre de l’Odéon. Une Ouverture du Roi Lear voit le jour en 1831, trois pages tirées d’Hamlet surviennent dans la décennie suivante, avant d’être réunies en triptyque en 1851, Much ado about nothing engendre l’opéra Béatrice et Bénédict (1861-62). Les célèbres amants de Vérone n’auront pas droit aux honneurs de la scène, le musicien ayant rêvé tout spécialement pour eux un genre qui n’existait pas et qu’il appellera symphonie dramatique : une œuvre à programme, bien sûr, traversée par les épisodes-clés du drame éponyme, où intervient un texte succinct qui n’est pas chanté par les protagonistes mais en narration distanciée.

De cet objet très spécifique est livré aujourd’hui une interprétation extrêmement concentrée et soigneuse qui tient à la fois du poème symphonique, du ballet et de l’opéra. Daniele Gatti engage un rien trop vite les violons de l’introduction, ce qui engendre d’abord un léger savonnage. Au delà de ce bref désagrément, il plonge d’emblée l’écoute dans une urgence « dramatique » (précisément). S’ingéniant assez tôt à dompter les points de détail, il entre plus dans l’œuvre et nous y invite. Le ton est impératif, l’inflexion ardente, la présence vive. Les cuivres affirment une forme olympique qu’il fait grand complice de la soirée. Préparées par Howard Arman, les voix du Chœur de Radio France révèlent un travail dictionnel remarquable dont Gatti use avec une musicalité incisive. À partir de ce moment, son approche ne se départit plus du soin amoureux de la dynamique, parfois habité d’une relative rigueur, mais toujours efficace.

Les trois voix convoquées accusent cependant divers soucis. Le ténor Paolo Fanale est assurément bien chantant [lire notre chronique du 2 mars 2013], mais ne semble guère à son avantage dans cette partie qui le montre tendu, dur même, étroit, quand elle appelle souplesse et clarté. De même le baryton-basse Alex Esposito arbore-t-il l’idéale couleur vocale (le seul des trois à qui Berlioz confie une incarnation, en fait), un fort gracieux phrasé et un moelleux confondant, mais son français n’égale ni son italien ni son allemand [lire notre critique du DVD Die Zauberflöte]. Enfin, on retrouve le jeune mezzo Marianne Crebassa, applaudie maintes fois [lire, entre autre, nos chroniques du 10 août 2014 et du 11 juillet 2012], mais sans le plaisir habituel : le haut-médium se gonfle dangereusement, l’aigu plafonne, le vibrato destabilise la projection ; on en conclut une méforme passagère de l’artiste.

Cela dit, voilà qui ne ternit pas un concert où le chœur fait merveille – recueillement irrésistible de la fin du premier épisode, aus der Ferne du troisième, amère sérénité de la réconciliation finale… Après un chromatisme moins probant qu’il y a quelques jours au Festival Berlioz par le London Symphony Orchestra [lire notre chronique du 30 août 2014], l’emphase du II atteint une lumière radieuse, dignement rehaussée par un solo de hautbois proprement exquis, survolant des triolets dont la stricte exactitude échappe à toute scansion. L’élan du bal gagne un enthousiasme vertigineux, tragique. À peine émettra-t-on une réserve quant au copieux étirement du milieu de la Scène d’amour (III). Comme du bout des doigts s’effectue la ciselure pianississimo du Scherzo, savoureux, laissant s’exprimer les cors dans une chaleur heureuse. Le Convoi funèbre – « d’une beauté austère », affirme Pierre-René Serna [in Berlioz de B à Z, Van de Velde, 2006] – surgit de ces profondeurs même vers lesquelles il avance, doloroso, s’épanouissant en une saisissante déploration. Au théâtre contrasté (cette troublante écriture du silence…) de la sixième séquence succède un final énergique, un rien bruyant d’abord, noblement consolateur ensuite (Serment de réconciliation).

Daniele Gatti aime-t-il Berlioz ? Nous ne le saurions affirmer, mais sommes certains d’aimer Berlioz par Gatti.

BB