Chroniques

par bertrand bolognesi

cycle Miroslav Srnka – épisode 3
Quatuor Diotima et Wilhem Latchoumia

Engrams – Pouhou Vlnou
DIALOGE / Mozarteum, Salzbourg
- 1er décembre 2017
Miroslav Srnka et ses interprètes Wilhem Latchoumia et le Quatuor Diotima
© ism | wolfgang lienbacher

Sur les rives enneigées de la Salzach, le festival DIALOGE du Mozarteum se poursuit, (dans la Große Saal, cette fois) par un concert-fleuve où l’on retrouve le Quatuor Diotima. Après avoir les avoir enregistrés à Cologne en septembre 2015 pour le label Naïve [lire notre critique du CD], les musiciens donnent deux opus chambristes de Miroslav Srnka, artiste mis à l’honneur par l’édition 2017. De même que le récital précédent faisait entendre un opus du compositeur tchèque en regard de Lieder de Mozart [lire notre chronique du jour], comme il fut fait de même lors de la soirée d’ouverture, entre Erwartung (1909) et My life without me (2013) [lire notre chronique de la veille], le présent programme place la musique de Srnka en arche de celle de Janáček.

Engrams pour quatuor à cordes fut créé au Printemps des arts de Monte-Carlo, le 3 avril 2011, par Diotima. À partir d’une monodie fluide d’abord écrite pour cor anglais (Coronae, 2010), l’auteur a développé dans Engrams une structure polyphonique complexe qui, plus tard, féconderait de nouvelles œuvres – Eighteen Agents pour dix-neuf cordes (2012), que nous entendrons demain, move 01 et move 02 pour grand orchestre (2015), enfin l’opéra South Pole (2015). « Lors d'un séjour à Aldeburgh en 2009, je travaillais dans un pigeonnier studio, un endroit merveilleux avec vue sur les marais au-dessus desquels volaient de grands oiseaux. Chacun d’eux suivait sa propre courbe, tous dansant ensemble en des formes 3D fantastiques. Cela m'a suggéré une nouvelle sorte de continuité pour une voix mélodique suivant des courbes organiques », explique-t-il (brochure de salle).

Introduit par un pizz’ de violoncelle glissé vers le haut, l’unique mouvement est immédiatement gagné par des tremolos d’alto. Un chant de gammes fantaisistes s’enchaîne – ces gammes qui pourraient bien être la marque de fabrique de Srnka. Magistralement tenue par Pierre Morlet, la partie de violoncelle prend le devant de la scène, sur les vrombissements volatiles de ses partenaires. Cette envolée s’effectue dans un pianissimo où surgissent à peine quelques pointes. La démultiplication des gammes, en crescendo, emporte l’écoute vers un ailleurs fascinant. L’alto de Franck Chevalier est également mis en avant par la partition qui ménage des effets de trompe-l’œil (violon dans le grave avec l’alto dans l’aigu, par exemple). Passée une section à deux violons follets, Engrams devientformidablement chantant, sans que ce chant s’affirme pourtant. La particularité de l’œuvre est l’insaisissable, toujours renouvelé, la mémoire auditive ne parvenant jamais à suivre des développements qui réinventent ad libitum leurs procédés. La densité générale est frappante. Surgit alors un accord consonnant, à peine rendu approximatif par le recours aux microtons et le halo périlleux des harmoniques. Le pizz’ originel est de retour, investi aussitôt par les escaliers déjà évoqués. D’une manière comparable à ce qu’expérimente une partie du trio Mosar de Judit Varga [lire notre chronique du 12 octobre 2017], les phrases s’amollissent. Un surplace givré tente une percée, insistante, parfois musclée jusqu’à la raucité. La pièce s’évanouit dans un effleurement du violoncelle, toujours plus aigu et pianississimo.

Le 17 avril 2008, à la Pinakothek der Moderne de Munich, les solistes du Bayerisches Staatsorechester donnaient naissance à Pouhou vlnou pour piano et quatuor à cordes. « Peu de temps après que j’ai vu pour la première fois Rusalka, on m’a mis un violon dans les mains. Peut-être est-ce la raison pour laquelle dans ma musique les cordes sont synonymes de continuité et qu’il m’est plus aisé d’écrire des choses complexes » (même source). Ainsi l’opéra de Dvořák prélude-t-il à l’investigation du domaine musical par l’enfant Srnka – plus tard, l’ouvrage fera le sujet de l’unique contribution musicologique du compositeur (qui a également arrangé pour voix et ensemble une mélodie du vieux maître). Le titre Pouhou vlnou, qui signifie Juste une vague, est une citation du livret. Dans le quintette, cette crête de l’eau est personnifiée par la partie de piano.

Des pizz’ drus, quoiqu’ils paraissent effleurés, ouvrent le paysage. Le deuxième violon et le piano semblent empêchés, dirons-nous, par une sourdine pour l’un, par des sons avortés quant à l’autre. Les voiles ne tomberont pas mais peu à peu se soulèvent. Du pianiste, la finesse rigoureuse de la dynamique et la précision absolue des différentes natures d’attaque nécessitent le plus grand soin : Wilhem Latchoumia livre une approche positivement délicate. Quelques escaliers interviennent, très espacés, convoqués avec parcimonie. Notons une fort belle partie d’alto, là encore, avec l’archet qui ventile les cordes par un chemin spécifique du geste (déjà en vigueur dans Engrams). Les motifs courts se répètent, se superposent avec une exigeante virtuosité rythmique, au fil d’un voyage entre tous les mariages possibles d’instruments au sein du groupe. Ces errances calculées mènent Pouhou vlnou à un tutti en bonne et due forme, de plus en plus conséquent, hypnotique comme le rouleau marin qu’on regarde grandir depuis la rive. Les deux violons – excellents Yun-Peng Zhao et Constance Ronzatti ! – illuminent cette quasi-emphase. Surprise : le geste est suspendu par un bref point d’arrêt ; le piano revient, les quartettistes s’engouffrent dans une nouvelle vague, plus ramassée. Après un solo bourru du violoncelle, une autre vague, puis encore un arrêt. Le piano relance la machine où tous s’invitent pour un bref soubresaut. Le quatrième point d’arrêt est le plus long, de même l’ultime gonflement de la vague, qui disparait alors.

Entre les deux œuvres de Srnka, les Diotima jouent Leoš Janáček, son grand aîné, de part et d’autre de l’entracte – un répertoire qu’ils ont beaucoup servi, au concert comme au disque [lire nos chroniques du 27 septembre 2008 et du 27 février 2010]. Le travail des couleurs, du climat, mais encore le fervent lyrisme élisent au plus haut rang l’interprétation des Lettres intimes (Quatuor n°2, 1928). Dans une forme éblouissante, la formation française transmet tout à tour l’effervescence et la mélancolie du Quatuor n°1 « Sonate à Kreutzer » (1923). Superbe concert !

BB