Chroniques

par bertrand bolognesi

Croesus | Crésus
opéra de Reinhard Keiser

Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris
- 30 septembre 2020
le baryton chilien Ramiro Maturama est Crésus (Keiser) à l'Athénée (Paris)
© amélie kiritzé-topor

C’est par un plongeon dans l’actualité lyrique hanséatique d’il y a trois siècles qu’aujourd’hui s’effectue le retour à l’opéra en salle, après quelques huit mois de privation. En effet, la création de Croesus de Keiser, ou plus précisément de Der hochmütige, gestürzte und wieder erhabene Croesus – en français, cela donnerait Crésus hautain, renversé puis restauré en sa gloire (traduction de la rédaction) –, eut lieu à Hambourg en 1711, à l’Oper am Gänsemarkt. Il est conçu à partir de l’adaptation en langue allemande d’un livret italien centenaire de Nicolò Minato (ca.1630-1698), plume qui nourrit entre autres la verve de Cavalli, par le juriste et poète Lukas von Bostel (1649-1716) pour le compositeur Johann Förtsch (1652-1732) – ce dernier en livre la première mise en musique en 1684. En 1730, à l’occasion d’une reprise, Reinhard Keiser (1674-1739), modifie considérablement sa propre œuvre dont il bouleverse les tessitures d’origine et pour laquelle il invente de nouvelles arie. La présente production, première française de cet opus en scène proposée par l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet et l’arcal qui le reprendra à la mi-octobre (Centre des Bords de Marne, Le Perreux) puis en avril prochain à Herblay (Théâtre Roger Barat), prend appui sur cette nouvelle mouture.

À la tête de l’Ensemble Diderot qu’il a fondé en 2008, le violoniste Johannes Pramsohler, originaire du Südtirol ou de l’Alto Adige – selon la frontière idiomatique empruntée de part et d’autre du Brenner (ainsi du village de Vipiteno également dénommé Sterzing, à l’instar de Bozen/Bolzano) –, se lance dans une interprétation en tout point louable de cette rareté que de ce côté-ci du Rhin l’on connaissait uniquement par le disque (captation berlinoise de 1999, dirigée par René Jacobs). Dès la Sinfonia, la sensibilité de l’inflexion fait merveille, associée à une tonicité sagement dosée. Le soin des couleurs comme de chaque ligne frappe d’emblée. La précision, l’élégance et la cohérence dramaturgique de cette lecture inspirée sont ensuite magnifiée par un sens infiniment cultivé du chant, dans une proximité salutaire avec les voix. Convaincu par les moments d’éclat et la veine festive, l’on apprécie grandement l’accompagnement dolent des lamenti où Pramsohler se révèle tant homme de musique que de théâtre.

Difficile d’en dire autant de la mise en scène… Certes, l’argument explore une cour dispendieuse vivant, comme l’exprime le livret, dans la mollesse due à l’excès de luxure, mais n’aurait-on pu s’épargner la kyrielle de gags et de pitreries, hypersexués pour la plupart, vue cent fois depuis un quart de siècle sur la scène baroque ? Dépourvu d’imagination personnelle bien qu’anecdotiquement truffé de références fantastiques (Edward Scissorhands, etc.), le travail de Benoît Bénichou qu’aucun rire ne vient saluer s’installe avec plus de bonheur dans la scénographie ingénieuse d’Amélie Kiritzé-Topor qui, par un dispositif central gigogne et l’usage de quelques meubles en avant-scène, ménage plusieurs espaces de jeu pour démultiplier les possibilités du plateau. En bons complices, Mathieu Cabanes signe la lumière adéquate tandis qu’à Bruno Fatalot est avantageusement confiée la vêture, ronde passionnante de tenues éphémères, et à Véronique Soulier Nguyen la création des perruques.

Outre qu’elle honore parfaitement les quelques ensembles vocaux de Croesus, la distribution ici réunie fonctionne aisément. En Atis, le mezzo-soprano Inès Berlet semble trouver difficilement l’équilibre dans une prestation incertaine qui, n’en doutons pas, trouvera ses marques dès la deuxième représentation [lire nos chroniques Die Zauberflöte et des Contes d'Hoffmann]. Charlie Guillemin prête un timbre inclassable au serviteur Elcius, bouffon en diable. Applaudi à deux reprises à l’Internationale Händel Festspiele de Göttingen [lire nos chroniques de Lotario et de Rodrigo], le ténor Jorge Navarro Colorado compose un attachant Eliates, par-delà la caractérisation outrée de la mise en scène. Nous retrouvons également le soprano claire et agile de Marion Grange [lire notre chronique de Philémon et Baucis] dans la partie de Clarida, efficacement défendue, la saine élasticité vocale du baryton de Wolfgang Resch en Orsanes, le prince félon [lire notre chronique de Die Antilope], et le robuste baryton-basse d’Andriy Gnatiuk apprécié lors de son passage à l’Atelier Lyrique de l’Opéra national de Paris [lire nos chroniques d’Orfeo et de la soirée Mozart/Rossini], qui campe ce soir un Cyrus corsé.

Trois voix font florès. Tout d’abord celle de Benoît Rameau, ténor clair au chant fort nuancé, qui incarne un excellent Solon. Le soprano généreux de l’habile Yun Jung Choi, ensuite, Elmira d’opulente couleur qui se joue avec une superbe de chaque rodomontade [lire nos chroniques de The Rape of Lucretia et des Rusalka de Nancy et de Paris]. Enfin, Ramiro Maturama, solide baryton chilien salué durant son séjour à l’Accademia di Perfezionamento per Cantanti Lirici del Teatro alla Scala [lire notre chronique de Ti vedo, ti sento, mi perdo], hérite favorablement du rôle-titre : avec une musicalité indéniable, le jeune chanteur use adroitement de moyens cossus, notamment dans Solon, weiser Solon, ach!, la dernière aria, de toute splendeur. La découverte de Croesus vous est encore proposée pour cinq soirs à l’Athénée ; pensez-y.

BB