Chroniques

par bertrand bolognesi

Cornelius Meister dirige l’Orchestre de Paris
David Bismuth, Adam Laloum et Emmanuel Christien

Salle Pleyel, Paris
- 9 avril 2014
le jeune chef Cornelius Meister transcende l'Orchestre de Paris !
© rosa frank

Si l’on sait Cornelius Meister volontiers défenseur du répertoire romantique et jeune wagnérien désormais confirmé (il dirigeait le Ring à Riga au printemps dernier), c’est essentiellement dans la musique de son temps qu’on put l’apprécier à Paris. Après la création de La Passion de Simone de Kaija Saariaho [lire notre chronique du 17 juin 2009], puis celle d’A tearing of vision de Mark Barden, en compagnie des Freie Stücke de Jörg Widmann et Jagden und Formen de Wolfgang Rihm [lire notre chronique du 12 janvier 2013], cette soirée nous le fait découvrir dans un programme exclusivement ancien qu’introduit la verve fantastique de l’Ouverture d’Hans Heiling, cinquième opéra d’Heinrich Marschner [lire notre chronique du 8 mars 2004 et notre critique du DVD], créé unter den Linden en 1833. D’emblée la grâce musclée du cor solo happe l’écoute, bientôt séduite par l’onctuosité d’une clarinette weberienne. Impératives, les cordes sont amenées dans une ciselure très dramatique. Tout en magnifiant les passages plus massifs, le chef allemand affirme la délicatesse d’une partition qui met à l’honneur la petite harmonie. Tendue et vive, son interprétation impose une véhémence structurée.

Bond d’un demi-siècle en arrière, avec le Concerto en fa majeur pour trois pianos K.242 de Mozart. Cette année de ses vingt ans, le compositeur la passe tout entière dans sa ville natale. Comme le fut son père Leopold, il est au service d’Hieronymus de Paula, comte de Colloredo-Wallsee-Mels et prince-archevêque de Salzbourg, dont la sœur Antonia Arco, comtesse de Lodron, souhaite pouvoir jouer avec ses deux filles une œuvre concertante à trois claviers. Ainsi, entre l’indispensable et régulière conception de la Tafelmusik du Schloß Mirabell, Mozart écrit trois mouvements dans l’esprit de l’Empfindsamkeit.

Face à nous, trois dos, ceux d’Adam Laloum et d’Emmanuel Christien avec, au milieu, celui de David Bismuth qui « conduit » le trio insolite. Vertement incisif, l’Allegro se fait questionneur. Si l’un des instruments accuse une mécanique un brin ménopausée, le tutti solistique n’en chante pas moins de remarquable façon, tout en ayant grand soin du dosage des échanges, tellement « joueurs ». L’Adagio s’ouvre par cette énigme d’une phrase quiparaît la suivante d’une première qu’on aurait tue. Le chef en infléchit la découpe proprement chambriste dans une tendresse rare. Une secrète mélancolie traverse la pâte moelleuse des pianos. Après ce mouvement livré avec grand naturel, le Rondo final brille d’une élégance toute simple, sans la solennité du docile encomiaste que Mozart jamais n’aura su devenir – tant mieux ! Saluons au passage l’accordeur : partant qu’il est déjà malaisé de régler deux pianos pour un duo et terrible de le faire pour un duo avec orchestre, en accorder trois pour un trio accompagné est assurément un redoutable exercice. En bis, nos solistes donnent une version à « six pattes » de Ständchen, célèbre Lied de Schubert (Schwanengesang D.957).

Vingt ans… l’âge de Mozart quand il compose ce triple-concerto, mais aussi celui de Felix Mendelssohn lorsqu’il amorce les premiers pas de sa Symphonie en la mineur Op.56 n°3 « Écossaise ». Il y reviendra une bonne dizaine d’années plus tard, de sorte qu’elle serait créée en 1842. À la tête d’un Orchestre de Paris au complet, Cornelius Meister quitte la clarté classique pour la tourmente dix-neuviémiste. Il plonge la seconde partie du concert dans la densité noire du premier mouvement, farouche, introduit par le tragique Andante des premiers violons. À l’Allegro d’alors se déployer, grave et dru, dans un lyrisme dont le contre-sujet choit en âpreté. Lui succède un Scherzo qui ouvre formidablement la tête, et dont on admire la redoutable intelligence à en gérer la dynamique. Dans ce qui provient encore de l’opéra et de Beethoven, le chef fait à juste titre entendre Brahms et Mahler. À l’Adagio cantabile il sculpte un insistant relief, poussant loin son stockholm dans l’inspiration de Mendelssohn pour en mieux comprendre – et, par conséquent, transmettre – l’alternance de demi-jour et de pleine lumière, jusqu’à l’irrésistible sérénité des dernières mesures. De l’Allegro vivacissimo, la tonicité (violente, pour ainsi dire) saisit par ses contrastes. L’exécution se conclut dans une saine et subtile énergie, sans triomphalisme benêt.

L’interprétation de Cornelius Meister n’a rien de conformiste. De même la technique de direction de ce trentenaire infiniment doué n’est-elle jamais en démonstration, osant parfois l’inélégance du geste au profit d’une présence de chaque instant, captivant l’attention des musiciens avec cette stimulante imprévisibilité des changements de cap du poisson rouge (évoquée par Pierre Boulez dans une master class). Le nerf en survient du ventre, ferme et libre. Et quand la pensée n’en démord pas, la musique est magnifiquement servie. Grande soirée, donc, d’un orchestre en pleine possession de ses moyens et d’un chef qu’il faut suivre.

BB