Chroniques

par david verdier

Cavalleria rusticana | Chevalerie rustique, opéra de Pietro Mascagni
I Pagliacci | Paillasse, opéra de Ruggero Leoncavallo

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 17 avril 2012
Vladimir Galouzine dans Pagliacci (Leoncavallo) à l'Opéra Bastille
© opéra national de paris | mirco magliocca

On doit à une rivalité entre deux éditeurs milanais l'idée d'organiser un concours de composition d'un opéra en un seul acte. Le résultat assura le triomphe d'un vérisme rayon « faits divers » dont la popularité rejoignit celle des romans à épisodes et autres nouvelles sanglantes. Pour des questions éditoriales, l'usage imposa très tôt de donner Cavalleria Rusticana et Pagliacci dans la même soirée. À Paris, c'était jusqu'à présent l'Opéra Comique qui tenait la dragée haute en programmant ce tube bicéphale, en parfaite adéquation avec l'esprit du lieu et le goût de l'époque. L'Opéra national n'avait retenu que Pagliacci, dont le souvenir de John Vickers brûle encore les planches de Garnier ; il accueille aujourd'hui pour la première fois le diptyque italien, dans une production montée à Madrid cinq ans plus tôt et dont témoigne un récent DVD avec les mêmes Violetta Urmana et Vladimir Galouzine dans les premiers rôles [lire notre critique du DVD].

Avec Giancarlo del Monaco, on ne pouvait certes pas s'attendre à une mise en scène imposant un décalage Regietheater ou d'abruptes propositions postmodernes ; pour autant, la littéralité de la narration ne souffre d'aucune boursoufflure visuelle susceptible de troubler la perception des lieux et personnages. On renverra à l'excellente iconographie du programme pour trouver, notamment chez Luchino Visconti, une référence prolongeant les options scéniques de cette production. Sans chercher à transfigurer deux ouvrages à l'immédiateté sentimentale sans ambages, l'idée de déplacer le prologue de Pagliacci au tout début de Cavalleria rusticana permet de situer les deux ouvrages dans la perspective de la tragédie du destin et de la fatalité de l'humaine comédie.

D’emblée, il faut chercher dans la luminosité incandescente du décor un pendant spirituel à l'action qui s'y déroule. La Sicile aride et violente se concentre dans la perspective nue et angulaire d'une carrière de marbre blanc. L'absence de tout autre élément décoratif se combine aux inévitables costumes noirs, dans un vigoureux contraste opposant ombres et lumières. Le marbre évoque par ses dimensions la noblesse du matériau brut et le décor classique d'une tragédie grecque. La ligne oblique, qui sert de point de fuite latérale, opère également une séparation sociale entre des hommes en position dominante et des femmes en aparté, au premier plan. La minceur narrative du livret de Giovanni Verga interdit toute spéculation sous peine de rendre ridicule l'effet recherché. L'excommunication de Santuzza a déjà eu lieu au moment où le rideau se lève, prostrée sous une étroite passerelle et littéralement humiliée par le passage au-dessus d'elle de la bonne société villageoise. La confusion entre honneur et foi provoque un affrontement sanglant, préfiguré par quelques regards croisés et ce vin écarlate jeté sur le sol blanc. Dans la scène finale, la passion est étymologiquement « douleur » – incarnée par le cadavre de Turiddu les bras en croix sur un bloc de marbre, avec Lucia et Santuzzia à ses pieds.

Le plateau vocal est dominé par la prestation de Violeta Urmana, parfaitement en phase avec le personnage tragique de Santuzza. La concentration de l'intrigue et de la durée de l'ouvrage lui ouvre des possibilités virtuoses qui séduisent par la caractérisation et la prise de risque. Marcello Giordani n'est certes pas le plus discret des Turiddu, traduisant par un lyrisme contondant et agressif la violence psychologique qui habite le rôle. Nicole Piccolomini offre en Lola un visage bien plus avenant, avec un souci attentif de la ligne et de la couleur. Franck Ferrari ne fait qu'effleurer par la vaillance un rôle exigeant qui lui tend les bras tout en nécessitant une émission et un timbre bien supérieurs à sa prestation. On sait gré à la Mamma Lucia de Stefania Toczyska d'éviter de surjouer l'affliction en sacrifiant à l'efficacité des interventions réduites par la sentimentalité du propos.

Même si l'œuvre de Leoncavallo est mieux orchestrée que celle de Mascagni, la mise en scène de Pagliacci n'est pas à la hauteur de la réalisation précédente. Involontairement, le souvenir du récent et cinématographique Don Pasquale de Denis Podalydès ressurgit au détour d'une camionnette des années cinquante et des cadres de scène ponctués d'ampoules à filaments. La photographie grand format d'Anita Ekberg dans La dolce vita laisse perplexe… la référence à Fellini en matière de clown et de spectacle de rue était plus évidente dans d'autres films.

Clin d'œil fellinien et plein d'autodérision, on fait disparaître subrepticement au début de Pagliacci le bloc de marbre où gisait Turiddu. Le décorateur Johannes Leiacker utilise une palette plus bigarrée, mais avec les salissures minables qui annoncent la conclusion tragique et l'atmosphère délétère qui plane sur la scène. Cette « squarcio di vita » plonge ses racines dans le scabreux et le mélancolique d'une vie de saltimbanques, voués à dissimuler leurs drames personnels derrière la caricature d'eux-mêmes. Le basculement de la scène de cirque à la scène de crime se fait brutalement, exagéré par la mise en abîme du spectacle et la dérive délirante du jeu d'acteur.

Brigitta Kele (Nedda) est le catalyseur et la réussite de cette œuvre, supérieure aux autres protagonistes tant scéniquement que vocalement. Vladimir Galouzine peine à incarner la dépression dévorante qui déchire le personnage dérisoire et meurtrier de Canio. Il sait surmonter une fatigue sensible dans le registre grave pour ménager l'aigu et « passer » avec prouesse les moments les plus délicats. Les seconds rôles ne déparent pas un plateau sans réelle faiblesse. Sergueï Murzaev et Tassis Christoyannis offrent une belle complémentarité de timbres tandis que Florian Laconi campe un Arlequin léger et radieux.

Dans la fosse, les gestes très sémaphoriques de Daniel Oren assurent à l'orchestre une carrure rythmique à toute épreuve, mais sans réel raffinement. L'équilibre voix-orchestre est souvent périlleux, surtout dans les scènes de foule où il s'agit principalement de soutenir les chœurs sans les couvrir.

DV