Chroniques

par bertrand bolognesi

Boulez l’enchanteur
Orchestre Philharmonique de Radio France

concert pour la Médiathèque musicale Mahler
Théâtre du Châtelet, Paris
- 9 novembre 2005
le chef et compositeur français Pierre Boulez
© dr

La personnalité de Pierre Boulez est liée depuis de nombreuses années déjà (souvenez-vous de la soirée Mahler/Stravinsky donnée ici même avec l'Orchestre de Paris et Thomas Hampson) aux activités de la Médiathèque musicale Mahler. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que le chef français dirige un concert au bénéfice de cette association qui, depuis sa fondation il y a près de vingt ans, a réuni plus deux cent mille documents (partitions, lettres, manuscrits, dossiers, disques, revues, dessins, programmes de concerts, photographies, etc.). Dès 1984, Maurice Fleuret et Henry-Louis de La Grange ont imaginé cette institution ouverte au public deux années plus tard et qui acquit, au fil du temps, les fonds Sylvain Dupuis, Yvonne Lefébure, Reine Gianoli, Joseph Kosma, Claude Debussy, Camille Saint-Saëns, Paul Le Flem, Xavier Perreau, Selma Kurz, Marguerite Long, Rossini-Hentsch, Jacques Charvériat, Guillaume de Lallemand du Marais, Paul-Marie Masson, Émile Vuillermoz, Charles Kœchlin, André Jolivet, Max Deutsch, Émile Goué, André Schaeffner, Jacques Lonchampt, Manuel Rosenthal, Claude Helffer, etc.

À la tête de l'Orchestre Philharmonique de Radio France, avec lequel se poursuivent des retrouvailles amorcées il y a quatre ans à Fontainebleau (programme Webern, Boulez, Berg), Pierre Boulez invite l’écoute au cœur du merveilleux tout au long d’un programme conclu par le ballet intégral L'Oiseau de feu, composé pour Diaghilev parIgor Stravinsky en 1910. Si la version dans laquelle il conduisait le Los Angeles Philharmonic Orchestra dans ce théâtre durant la saison 1996/1997 s'avéra flamboyante et chorégraphique, l'interprétation de ce soir paraît plus sobre, dans les mêmes exactitude et précision, plus au service d'un vaste poème symphonique que d'un accompagnement de ballet. Les personnages du conte russe n'en sont pas moins présents, grâce à une définition exemplaire de chaque pupitre – ne l'oublions pas : l'orchestre que Stravinsky choisit pour l'œuvre est très étendu, dispendieux, pourrait-on dire –, soulignant à propos les héritages de Rimski-Korsakov et de Moussorgski. Boulez l'a déclaré plus d'une fois : il aurait aimé diriger Boris Godounov ; sans conteste aurions-nous beaucoup aimé qu'il le fît ! Sans accentuer outre mesure le relief de la partition, son approche mène pas à pas dans une intrigue parfois inquiétante – Le lever du jour n'a rien de serein, par exemple, l’Apparition des princesse enchantées prend des tours malsains – mais jamais vraiment dramatique, se plaçant plutôt du côté de l'évocation que de l'illustration – la Dissolution des enchantements semble reconstruire étrangement les timbres de l'orchestre. Cet Oiseau de feu est donc d’abord poétique.

Quoi de plus naturel, au terme d’une soirée ouverte par Ma mère l'Oye, cinq contes écrits par Maurice Ravel en 1908, d'abord pour quatre mains puis orchestrés par ses soins en 1911 ? Dans une pudeur douçâtre, Boulez distribue les délicatesses de la Pavane de la Belle au bois dormant, puis désigne le lyrisme contenu des errances du Petit Poucet, secondé par des flûtes irréprochables et le chant plus franc du violoncelle solo, avant de conduire dans un raffinement rare les timbres de Laideronnette, laissant sourdre une exquise suavité des cordes. Les entretiens de la Belle et de la Bête cisèlent leurs amours dans l'entrelacs de la clarinette et des contrebasses, souligné par la sensualité du violon solo, et finalement illuminé par les ponctuations de harpe. Tout en laissant dialoguer flûte, violon, harpe et violoncelle, c'est dans une pâte moins chambriste que Boulez conclut par un Jardin féerique exempt d’emphase mais dont les enchantements laissent rêveur.

Esquissé en 1892, ce que Claude Debussy appelle alors Trois scènes au Crépuscule et qu'il s'apprête à orchestrer deviendra, deux années plus tard, Trois Nocturnes pour violon principal et orchestre qu'il destine à l'archet prestigieux d'Eugène Ysaÿe. Après trois ans, il renonce à cette version et développe le projet que les Nocturnes pour orchestre parachèvent en 1899. Par nocturne, Debussy entendait désigner tout ce que peut évoquer ce mot. La cohérence du programme est criante, puisqu’elle transporte dans les Nuages vers la contemplation de Sirènes troublantes en célébrant ces Fêtes étranges, non par elles-mêmes, mais dans cette succession. Dès l'abord, les bassons du Philhar’ prouvent une fois de plus leur excellence, introduisant l'exécution dans un grand mystère. Boulez détache élégamment le trio à cordes, avant d'offrir un dessin somptueusement défini de chaque événement musical aux Fêtes, d'une précision médusante. Seule ombre au tableau : les trompettes accusent quelques déconvenues dans les Nocturnes 1 et 2. Pour finir, les femmes du Chœur de Radio France ménagent une ligne saine aux Sirènes, malgré quelques soucis d'équilibre, tandis que le chef profite de la sensualité du propos par le jeu discrètement souligné de couleurs.

BB