Chroniques

par bertrand bolognesi

bon anniversaire, Philippe Schœller !
Orchestre Philharmonique de Radio France, Pascal Rophé

Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 10 mars 2017
L'Orchestre Philharmonique de Radio France joue Philippe Schœller
© christophe abramowitz | radio france

Quelques semaines avant le jour J, la maison ronde célèbre le soixantième anniversaire de Philippe Schœller. Si l’institution prévoyait initialement de le fêter par un concert monographique qu’auraient constitué ses Totems de 2000 [lire notre chronique du 5 octobre 2003], son concerto pour piano « Flügel » de 1994/99 et la Symphonie n°2 « Âme » en création mondiale, c’est finalement dans un programme croisé d’opus hongrois du XXe siècle que se feront entendre deux pages du compositeur français. Lors de l’édition 2005 des Donaueschinger Musiktage, Jean-Guihen Queyras donnait la première du concerto pour violoncelle The eyes of the wind, aux côtés de l’excellent Südwestrundfunks Sinfonieorchester Baden Baden que dirigeait Peter Hirsch. On le retrouve ce soir, à l’Auditorium, où il rejoue cette pièce d’une vingtaine de minutes, écrite en même temps que la Symphonie n°1 « Zeus » et que Ganesha, concertino da camera pour percussion [lire nos chroniques du 25 septembre et du 13 octobre 2004].

De quels yeux du vent s’agit-il ? De ceux rêvés après une lecture, en avril 2003. « Les yeux du vent donnent regard faucon au soleil de ton esprit. Les yeux du vent ouvrent au Verbe le bruissant feuillage où vole ta pensée. Les yeux du vent, comme tenir mains ouvertes ton sentiment, au centre à toi ton cœur invisible, et, là, comme saisir le pain, étreindre de toutes tes mains l’impalpable sentiment. Les yeux du vent ou l’éveil à la science du silence, ou l’éveil à la puissance universelle du souffle. Les yeux du vent, alors voir l’invisible. Toucher l’invisible flux, de la source à l’océan, de l’énergie vitale du monde » – selon la brochure de salle, ce texte provient d’un papyrus de l’Égypte antique, du temps de la vingt-cinquième dynastie pharaonique et plus précisément du roi Chabaka dont les collections du Louvre conservent la représentation en une statue cependant étêtée.

Un vrombissement lointain parcourt caisses, piano et harpe, révélant peu à peu des résonances plus riches. L’écriture fait la part belle aux percussions, avec une ponctuation brève et bondissante qui signale l’entrée du soliste, en harmoniques sifflées, dont violons et altos se feront l’écho. Une indéniable énergie attend, sur la réserve, activée en son propre mystère. Après les énigmatiques frottements confondus entre halo de tams et gongs, cymbales à l’archet et tenues prégnantes des contrebasses, une percée soudain lyrique, demeurant comme au bord de l’expression, émerge du violoncelle de Queyras. De même que les chercheurs hongrois et autrichiens explorent en ce moment une cinquantaine de cratères laissés par les bombes de la Seconde Guerre Mondiale dans le district de Ráckeve où des champs nitriques ont constitué un écosystème unique abritant plus de deux cents espèces animales et végétales inattendues, rares, voire en voie d’extinction, tout un monde nait à l’écoute d’une écriture du souterrain, rehaussée par des cuivres musclés autant qu’épars. Une péroraison solistique s’emporte sur une pédale de cordes, traversée de divers sifflements aigus. Le vrombissement des origines semble vouloir revenir… mais non, deux harpes le soufflent au loin. Un ut# grave répété trois fois par le violoncelle seul conclut le concerto.

Au cœur des années vingt, Zoltán Kodály écrit l’opéra comique Háry János, produit sur l’avenue Andrássy à l’automne 1926. L’année suivante, il tire de ce joyeux récit picaresque d’un soldat à l’imagination débordante, empruntant à János Garay – on peut penser que cette épopée de la première moitié du XIXe siècle inspira un siècle plus tard Gyula Krúdy et ses curieuses aventures du fantôme Sindbad –, une suite pour orchestre qui n’en renie pas le folklorisme. Les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France ouvrent la soirée avec une interprétation plutôt coloré de cette page savoureuse. La petite harmonie montre des qualités qu’elle possède en grand nombre. Tout juste regrettera-t-on l’assise lourde des danses quand l’habitude que nous avons prise des cordes hongroises invite en nos oreilles une caresse moins droite. De fait, la seconde partie du concert s’ouvre elle aussi par l’œuvre d’un ancien élève de l’Académie Liszt de Budapest (Liszt Ferenc Zeneakadémia) : György Kurtág, auquel Schœller rendit hommage à travers deux pièces (Für G. Kurtág nach F. Hölderlin pour violoncelle, 2006 ; Omaggio Kurtág pour baryton et basson, 2001), et dont Claudio Abbado créait en 1994, à Berlin, Στήλη Op.33 – autrement dit stèle, tombeau-miniature conçu pour piano en septembre 1993 à la mort d’András Mihály (compositeur, violoncelliste et chef d’orchestre). Quelques mois plus tard, Kurtág reprit cette courte page pour édifier un opus conséquent pour grand orchestre que Pascal Rophé interprète ici à la tête du Philhar’.

D’emblée le début de la vaste Symphonie n°2 « Âme », commandée par Radio France, s’inscrit dans une dimension polychrome quasiment orgiaste. Soucieux des textures, Philippe Schœller brosse des sections rythmiques virtuoses qui superposent leur frénésie à des demi-teintes subtiles. Un presque mambo fait alors l’intéressant, contrarié par des alliages hallucinés. Le flux se trouve différé ensuite par un glas de harpe, ouvrant sur une phase extatique en suspension. Un brassage d’humeurs secrètes infiltre une coulée très libre, au centre (moins épais) de l’œuvre. Il signale peu à peu une partie scandée, relativement varèsienne pour commencer, sauf à s’étendre autant qu’elle le fait bientôt. De sauvage la tournure est devenu cérémonieuse quand l’interrompt une nouvelle déferlante des percussions – elles sont chères à l’auteur [lire notre chronique du 30 septembre 2010] –, un rien séductrice, peut-être. Cette insertion reste courte : sévère, le rituel reprend, traversé de délicats sons d’eau, jusqu’à se dissoudre au lointain.

BB