Chroniques

par david verdier

Berio, De Mey, Drouet, Globokar et Kagel
solistes de l’Ensemble Intercontemporain

Cité de la musique, Paris
- 11 février 2012
le violoncelluste Éric-Maria Couturier photographié par Stéphane Barbery
© stéphane barbery

Le cycle Des pieds et des mains donne l'occasion de découvrir le lien essentiel et réciproquement fécond entre musique contemporaine et spectacle vivant, proximité immédiate souvent mise à distance pour des questions diverses et discutables. Succédant à l’hiératique Inori [lire notre chronique de la veille], ce sont ici plusieurs pièces démonstratives et ludiques que proposent les solistes de l'Ensemble Intercontemporain.

Tout commence dans le hall d'entrée de la Cité de la musique, autour d'une installation qu'au premier abord l’on aurait pu prendre pour une zone de travaux délimitée par un ruban d'interdiction d'accès. Ce cadre insolite forme le décor de Pas de cinq (1965)de Mauricio Kagel, composé pour cinq exécutants munis d’une canne qui parcourent une sorte de marelle géante en forme de pentagramme. Le spectateur ne prend d'ailleurs conscience du dispositif qu'au dernier moment, en voyant Éric-Maria Couturier [photo], coiffé d'une insolite couronne royale, se planter au centre des éléments, ce qui n'est pas vraiment dans les habitudes d'un musicien ordinaire.

Très vite rejoint par ses partenaires de jeu, ils parcourent le tracé au sol à la manière de personnages de théâtre en faisant résonner des rythmes précis et caractéristiques avec leurs cannes. La démarche et les indications rythmiques permettent la formation de différents schémas de dispositions, à la manière d'un langage codé dont on peine à trouver le sens derrière cet habillage dadaïste. Les ponctuations sonores varient en fonction de la matière percutée (sable, carreau, feuilles etc.) et leur combinaison alterne des moments de synchronisation et de dissociation, comme si les cinq participants (dont l'inénarrable Frédéric Strochl qu'on se réjouit de revoir parmi ses anciens partenaires) formaient une entité multiple et fantasque. Le caractère hétéroclite et déjanté de l'entreprise peine à dépasser le seuil de l'amusement et de la légèreté, malgré tout le sens social et politique qu'on pourrait y trouver.

Cet assemblage de geste théâtraux mués en gestes musicaux offre un support logique à la suite du programme, en particulier pour Corporel (1984) de Vinko Globokar, sous-titré par l'auteur « drame pour et sur un corps ». Dédié au percussionniste Gaston Sylvestre, l’œuvre fait partie de Laboratorium, ensemble de plusieurs pièces ouvertes pour un à dix instruments, composées entre 1973 et 1985. Dans la pénombre de l'amphithéâtre, on aperçoit Éric-Maria Couturier assis torse-nu, face contre terre, les jambes tendues. Ce qui suit tient beaucoup de la performance scénique et physique, hors de toute musicalité propre. Le musicien se métamorphose en percussionniste littéralement possédé par une frénésie de coups, caresses, griffures… qu'il assène à son propre corps comme il le ferait sur un instrument résonnant. Des tatouages proliférants ajoutent une note exotique et involontaire, à mi-distance entre l'imagerie samouraï et L'Atalante de Jean Vigo. Sans pour autant verser dans l'anecdotique et le daté, cette performance inclassable (musique ? théâtre ? body-art ?) déboule dans cette soirée avec l'effet d'une démonstration de force et d'exubérance qu'on ne s'attendait pas à y trouver. Aux frontières du son et en l'absence de musicalité à proprement parler (partition, instrument etc.), l’événement scénique s'inspire de la forme extérieure d'une composition musicale – à savoir : les gestes, les contacts, les vibrations, le souffle.

Composée en 1987, la Musique de tables de Thierry De Mey fait immédiatement allusion de par son titre aux célèbres Tafelmusik – une allusion en forme de leurre référentiel puisqu'elle ne repose en rien sur les codes esthétiques de cette digestive partition de Telemann. Place à la radicalité littérale d'une musique « mise à table », posée à plat dessus. Trois interprètes qu'on peine encore une fois à nommer (percussionnistes ? musiciens ? acteurs ?) sont assis face à trois grandes partitions dépliées. Projeté à la verticale, l'éclairage joue un rôle important dans le découpage visuel des gestes et des visages. La pièce ne repose que sur une alternance polyphonique et synchronisée de frottements et glissements à la surface des tables, comme seul instrument. Tant par son aspect étrange et poétique que par le redoutable travail de coordination qu'elle impose, cette grammaire gestuelle captive d'un bout à l'autre. Le fantôme de Samuel Beckett n'est jamais loin de cette scène étroite sur laquelle se croisent mains, ongles, doigts et paumes avec les variations infinies de surfaces dures ou amorties qu'offrent ces éléments corporels.

C'est peu dire si, après ces trois épisodes, la Sequenza XIV de Luciano Berio apparaît d'un classicisme convenu, par pur effet de contraste, bien entendu. Cette partition est dédiée à Rohan de Saram, ancien violoncelliste du Quatuor Arditti et spécialiste d'instruments à percussion tels que le tambour de Kandy, qui a inspiré cette œuvre. Originaire du Sri Lanka, ce tambour biface a la capacité de produire quatre sons différents, ici représentés par les quatre cordes du violoncelle, utilisées tour à tour en pizzicati, slaps ou arco. À la technique de la main gauche s'ajoutent des effets de percussion sur la table de l'instrument. Le rythme à douze temps qui sert de trame est librement interprété sans pour autant donner cet effet de virtuosité qui identifie dès la première écoute d'autres pièces de ce célèbre cycle. Impression assagie d'un refus de transcender le médium en le poussant dans ses extrêmes limites, comme chez Lachenmann par exemple…

Avec Le jardin d'en face, l'éclectique Jean-Pierre Drouet présente une facette de cette « nouvelle musique improvisée européenne » qu'il défend, aux côtés de Vinko Globokar et Michel Portal. Les effets scéniques font leur réapparition, surtout dans le jeu de questions-réponses entre Frédérique Cambreling à la harpe et Samuel Favre aux percussions. La compensation de la musique par ces astuces théâtrales ne jouent pas aussi efficacement ici que dans les pièces de Kagel ou Globokar. L'argument se limite à l'emprunt et au croisement des instruments, mince compensation à une pensée musicale assez floue dans ses intentions et timorée dans l'articulation des timbres et des tempi.

DV