Chroniques

par bertrand bolognesi

Béla Bartók par le Quatuor Diotima
ouverture d’une résidence de trois ans

Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 7 octobre 2018
Le Quatuor Diotima ouvre sa résidence à Radio France avec Béla Bartók
© jérémie mazenq

Un peu plus d’un an après l’impressionnant défi qu’il s’était fixé au Théâtre des Bouffes du nord de jouer en un soir les six quatuors à cordes de Béla Bartók – aussi soudainement qu’inexplicablement ostracisée (du jour au lendemain) par l’agence en charge de la presse pour la programmation musicale dudit théâtre, notre équipe n’en put parler –, Diotima revient au compositeur hongrois dont il fait le cadre de la première des trois années de résidence auxquelles l’invite Radio France. Aussi est-ce en la maison ronde que l’on découvre son approche de ces opus, déclinée en trois rendez-vous articulés par les derniers quatuors de Franz Schubert, un peu dans la lignée du cycle Boulez-Schönberg-Beethoven d’il y a six ans [lire nos chroniques des 19 et 25 novembre, puis 2 et 10 décembre 2012].

Poursuivie le 20 janvier et le 19 mai, l’opération est aujourd’hui lancée directement dans le vif du sujet par une interprétation singulièrement inspirée du Quatuor en la mineur Op.17 n°2 Sz.67. Esquissé en 1915, écrit durant les deux années qui s’ensuivirent, enfin créé en mars 1918, cet opus est assurément une œuvre de guerre qui ne déroge pas à l’intense inquiétude. Les quartettistes soignent d’emblée la fragile tendresse du Moderato, bientôt déstabilisée, harmoniquement et rythmiquement, par une expression plus nerveuse. La structure affirme peu à peu sa dense construction, très composée, pour ainsi dire, qui demande aux instrumentistes pleine conscience des enjeux formels. Il va sans dire que Diotima, encore récemment apprécié dans des pages exigeantes de Rebecca Saunders, Arturo Fuentes ou Miroslav Srnka [lire nos chroniques des 9 septembre et du 26 janvier 2018, ainsi que du 1er décembre 2017], investit désormais naturellement cet aspect primordial. Au chant subtil qui conclut le premier mouvement succède la danse extrêmement drue de l’Allegro molto cappriccioso, puisant dans le folklore bartókien – celui de la Hongrie paysanne, jamais singé mais réinventé, et d’autres, transylvains ou slovaques, jusqu’à constituer un creuset personnel. La vigueur de l’exécution, laissant entendre en ses précipités conclusifs la verve obstinée, voire répétitive, du premier Ligeti, bénéficie d’une précision et d’un sens du contraste impressionnants. Un lyrisme nouveau éclaire l’ultime Lento, tour à tour passionné, dans sa nudité saisissante, ou rigoureusement contenu dans un choral gelé. La gravité douloureuse du climat est ici savamment érigée.

Après l’entracte, l’immersion se prolonge avec le Quatuor en la mineur Op.7 n°1 Sz.40, conçu en 1908 et 1909 (créé au printemps 1910) par un musicien qui s’affranchit alors du postromantisme germanique – Liszt, Wagner et même Strauss, si présent dans le poème symphonique Kossuth (1923). Les trois mouvements s’enchaînent, voire se répondent dès l’abord à la faveur d’une complexe lice. La tendance est plaintive, telle que livrée par l’appel du Lento initial. Une expressivité poignante s’élève progressivement, caractérisée par l’alto puissamment évocateur de Franck Chevalier. Sans déroger à la nature méandreuse de l’utilisation du matériau, l’Allegretto médian entretient une hésitation presque rageuse puis se résigne dans le dessin tourbillonnant, somptueusement servi par Diotima. De quel pas s’agit-il ? Pour danser, cela n’est pas encore magyar, ce n’est déjà plus allemand (ni valse ni ländler)… Après une discrète Introduzione qui se pourrait confondre avec un final en extinction, l’Allegro vivace se présente dans une franchise nouvelle que nos musiciens honorent d’une ardeur admirable, transmettant comme s’il était leur l’ancrage thématique du passage dans un levain hongrois. L’interprétation s’achève dans un enthousiasme fiévreux, superbe.

Grand bond dans le temps, entre ses deux pages du XXe siècle, puisque la première des trois dernières contributions de Schubert au genre fut écrite en 1824. Le Quatuor en la mineur D.804 « Rosamunde » dépose son thème mélancolique sur une vielle à roue, comme une mélodie populaire – voilà qui rapproche les deux compositeurs, par-delà le temps. S’il était besoin de l’encore vérifier, le précieux respect du texte et la stricte précision des musiciens coutumiers du répertoire contemporain sont incomparables atouts dans l’abord d’opus anciens. Sans nier la tradition, Diotima livre une interprétation qui révèle un Schubert véhément, moins enrobé dans l’étoffe romantique qu’investi dans des affects peut-être néobaroques. Brillamment conduit par le premier violon Yun-Peng Zhao, ce quatuor gagne une verve tragique qui échappe à la description (Allegro ma non troppo). Le charme de l’Andante ne s’en tient pas au seul chant : l’oscillation de la vielle est bien là, le tissage thématique l’assiégeant d’un relief indicible. Après les contrariétés du Menuetto, l’anxieuse élégance de l’Allegro moderato confirme l’affinité de Diotima avec la veine schubertienne [lire nos chroniques des 13 janvier et 28 avril 2010, ainsi que du 25 novembre 2013].

BB