Chroniques

par bertrand bolognesi

après wagner

Cité de la musique, Paris
- 7 novembre 2007
le compositeur danois Bent Sørensen
© dr

Quatre jours après que Die Nibelungen de Fritz Lang ait ouvert le cycle Visions wagnériennes à la Cité de la musique [lire notre chronique du 3 novembre], l’Ensemble Intercontemporain occupe une position médiane dans cette programmation qui promènera l’oreille du public dans la musique du Saxon, bien sûr, mais également dans celle de son contemporain et ami Liszt, comme dans les clins d’œil tendres ou ironiques des français (Offenbach, Chabrier, Fauré et Messager), la franche parodie d’Oscar Strauss (honnie d’Hitler en son temps), des vastes aspirations scriabiniennes aux globalisations d’Ives en passant par les musiciens d’aujourd’hui.

La soirée est introduite par Kreuzspiel de Karlheinz Stockhausen, une œuvre de 1951 qui radicalise l’organisation sérielle dans un désir peut-être comparable à la notion wagnérienne d’art total. « (…) Dans Kreuzspiel, l'intervalle est subordonné au registre (…). Stockhausen prend la prédisposition des registres comme point de départ, espace parcouru par les unités sonores auxquelles sont appliquées des trajectoires sérialisés (…) » (in Robert Piencikovski, Étude sur les valeurs rationnelles, Contrechamps/Festival d'Automne à Paris, 1988). Dans le dispositif instrumental très concentré de cette pièce, Susanna Mälkki révèle un chemin dynamique précis et progressif en faisant toujours scrupuleusement confiance au texte ; cela permet de goûter ce qui, dans la première facture stockhausienne, témoigne de la fréquentation des partitions chambristes de Schönberg.

Du Danois Bent Sørensen [photo], nous entendons Minnelieder–Zweites Minnewater pour ensemble, page écrite en 1988 et révisée en 1994 qui à sa manière regarde l’élément Eau. « Minnewater signifie eau d’amour/lac d’amour. Lorsque j’ai commencé à composer cette pièce, la signification du titre n’avait pas grande importance pour moi, c’était sa sonorité magique qui me plaisait » (Bent Sørensen, extrait du texte publié dans la brochure de salle). Ici, le dispositif est à la fois plus espacé et plus convenu (cordes au premier rang, vents au second, percussions en haut et piano sur le côté). L’exécution profite du grand soin apporté dans la réalisation des demi-teintes, des feutrages et des inerties.

Dans les mêmes années (1993), Wolfgang Rihm signait ses Abschiedsstücke pour soprano et ensemble, d’après des vers du sulfureux enfant terrible Wolf Wondratschek, à mi-chemin de Guyotat et de Bataille. La voix de Rosemary Hardy commence dans le silence et en parlant, des fragments instrumentaux apparaissent bientôt comme directement dépendant du flux vocal. Cela va s’intensifiant en un halo de clarté qui opère un virage vers une sorte de valse chantée – dans l’esprit du Ländler pour piano (1979), par exemple. Mais on ne profite qu’assez peu de ces subtilités, tant la diction demeure laborieuse, trop « vaporeuse » pour un texte qui exige d’autres présence (diction) et incarnation (inspiration).

Choisir de mettre des mots en musique, c’est en proposer une interprétation, la plupart du temps édifiée sur l’analyse, consciente ou non. De fait, Rihm souligne ici une scène intime (fin de septième strophe d’Abschiedsstück 1) qui n’a d’effectivité que dans le théâtre de ses conventions limitatives. La surenchère érotique de la partition paraît alors assez maladroite, la strophe suivante éclaircissant suffisamment ce que celle-ci évoquait. Plus raffiné s’avère le recours à une ironique onctuosité quasi straussienne pour le dernier vers du passage (…der und pißte sich über ihm leer). À l’exquisément perverse conclusion cabaretière de la strophe suivante (wie Frauen sind) répondront des souffrances étirées jusqu’à l’extase. Si l’écriture orchestrale se masque soudain dans une affirmation épique, le quatorzième épisode poétique s’éteint à cru en un râle obsessionnel. Notons une relative disparité des procédés dans un jeu tour à tour délicatement sinueux ou, au contraire, directement brutal. Dans la crudité première, la disloquante tendresse de l’accordéon ferme l’œuvre.

L’on se souvient d’avoir entendu les solistes de l’EIC dans la Kammersinfonie écrite par Franz Schreker en 1916 [lire notre chronique du 10 juin 2004]. Ce soir, ils en livrent une interprétation éclairée par une articulation plus stricte qui n’en fascine pas moins par la redondante tournerie introductive et conclusive – dont on retrouve le procédé dans le prélude de Die Gezeichneten, opéra auquel Schreker travaillait pendant la composition de cette page. Par la clarté de son approche, Susanna Mälkki laisse désirer les moments les plus emphatiques sans les rendre jamais effectifs. Pour redoutablement précise qu’elle soit, cette exécution touche allusivement le lyrisme intrinsèque de l’œuvre. Tout en l’animant d’un véritable souffle, la cheffe ne laisse pas cette musique froncer les sourcils et ne force jamais le trait. Leste, le résultat affirme, sans trop finasser avec la couleur, une grande élégance générale.

BB