Chroniques

par bertrand Bolognesi

Al gran sole carico d’amore | Au grand soleil d’amour chargé
action scénique de Luigi Nono

Staatsoper, Hanovre
- 9 mai 2004
Passionnants Nono et Konwitschny pour cette première à Hanovre !
© matthias horn

Vous est-il arrivé de vous dire, à la sortie d’une représentation, que vous n'iriez plus à l’opéra, que vous n'y sauriez plus trouver quoi que ce soit d'aussi grand qu’ici ce soir ? Si cela vous est en effet arrivé (et sinon, je ne sais pas, vraiment, s’il faut vous le souhaiter), vous savez que c’est là une réflexion intérieure radicale qui n’arrive qu’une fois dans une carrière de lyricophile.

Dimanche à l’Opéra de Hanovre, vers vingt-trois heures, cette pensée troublante – que fort heureusement l’on ne tient jamais comme un vœu – imposait son indiscutable et souveraine évidence à mon esprit, après la Première de l’action scénique de Luigi Nono (il ne voulait pas dire opéra, une forme qui implique la chronologie d’une intrigue, ce qui n’est pas du tout le cas dans cette œuvre) Al gran sole carico d’amore, en français Au grand soleil d’amour chargé, un vers emprunté au poème Les mains de Jeanne-Marie écrit par Rimbaud au moment de la répression de la Commune de Paris. On connaît l’engagement du compositeur, avant tout un engagement humain plus que politique, ses nombreuses dénonciations, prises de positions, etc., au cœur de son œuvre, une œuvre qui ne se contente pas d’une savante recherche formelle apte à griser un cénacle de nantis ou, au mieux, une certaine bourgeoisie protégée.

Cet ouvrage de 1972-74 montre quelques épisodes de luttes d’hommes et de femmes tentant de survivre contre la tyrannie d’une classe de dirigeants dont la fermeté (pour ne pas dire cruauté) ne sut qu’entraîner leur révolte : la Commune de Paris en 1871, Cuba 1953, le massacre de 1905 à Saint-Pétersbourg, l’arrivée de la dictature chilienne, contemporaine de l’écriture de la partition. Pour supports : des textes de Louise Michel, de Karl Marx sur la Commune, des phrases de Lénine, de Celia Sánchez, Haydée Santamaria, Che Guevara, Fidel Castro, Cesare Pavese, Antonio Gramsci, Arthur Rimbaud, et de larges extraits de La mère (Vie de la révolutionnaire Pélagie Vlassova de Tver), roman de Maxime Gorki (1907) adapté au théâtre par Berthold Brecht (Die Mutter, 1931).

Dans la pénombre d’un ciel obscur où scintillent de nombreuses étoiles, immense paraît le plateau, sorte de cour intérieure à l’arrière de laquelle surviennent tous les dangers, peut-être préau d’usine, agora d’entreprise ou hall de technopole. Sur les trois murs intérieurs d’une chambre posée là comme une boîte, deux gamines en chemise de nuit, bravaches et tendres, inscrivent des phrases de Louise Michel et du Che, entonnent des chansons partisanes en actionnant leurs nounours. Les luttes ouvrières sont séduisantes comme tout ce qui est devenu vintage, et brandir ces slogans tient déjà du folklore adolescent, semble nous dire ce geste. Mais lorsque, dans un enthousiasme tenant plus de la bonne humeur que de la conscience politique, les mots de Marx retentissent, se déclouent les couvercles de cercueils – dont on confondait jusqu’à présent le dessin avec d’éventuels pupitres d’écoliers –, et les morts se lèvent. Les mots du souvenir font se lever autant de tués pour la liberté et le droit. Une fée apparaît aux petites et peu à peu s’anime la Commune, revivifiant la réminiscence en une sorte de rêve qui les exalte. Le jeu tourne mal : un soldat s’effondre à la fin d’une note prolongée, comme si la note elle-même, son cri, l’avait achevé. On s’amuse moins – ou l’on s’amuse à s’émouvoir, qui sait ? L’une des gamines vient poser son nounours dans les bras du mort, comme une offrande, un geste qui marque une première perte d’innocence.

Avec beaucoup plus de force que toute véritable scène historique est montrée notre propre représentation de ces scènes, sa bonne foi tant naïve que suspecte, jusqu’à ce que, déniaisés de nos propres a priori, nous soyons en mesure de recevoir les choses directement. Une partie du chœur envahit la scène, s’échange des calots, tandis qu’un chef théâtralisé dirige le chant. Un castelet apparaît bientôt : Guignol sodomise ostentatoirement Gnafron, les femmes les délogent, prenant les fusils des mains des hommes. Les voilà bientôt en rang à l’avant-scène, dans une détermination effrayante. Ce thème de la femme qui prend les armes reviendra dans la seconde partie, avec une force bouleversante. Devant la tournure des évènements, l’une des petites est subjuguée, l’autre s’épouvante. L’heure n’est plus à jouer : il s’agit bien d’une vraie lutte, qui nécessite ses sacrifices. On leur enlève les gentils nœuds-nœuds qui retiennent des couettes inoffensives, l’on brûle même les nounours. S’ils les retenaient dans la douceur de l’enfance, ils étaient aussi leur possible compassion, et l’heure n’est précisément plus à la compassion : il ne s’agit plus de s’attendrir mais d’agir, peut-être jusqu’à donner sa vie. C’est un peu plus difficile que de consoler. Après l’impressionnante évocation de la ville incendiée, les femmes installent des nappes blanches sur les cercueils, organisant un grand banquet populaire.

Peter Konwitschny, à qui l’on doit cette mise en scène inspirée, révèle la nature rituelle de l’œuvre : une véritable Passion comme les baroques en ont écrites de géniales, sauf que ce n’est pas celle du Christ mais celle du peuple tout entier. Et il n’est pas indifférent qu’il parvienne à nous faire penser au cinéma de Pasolini dans la seconde partie : cette passion s’inscrit naturellement dans un communisme chrétien, autant mystique qu’il est athée, rencontré dans la démarche de nombreux intellectuels italiens de ces années-là. L’esthétique néo-réaliste du début de la seconde partie brouille les cartes : ce jeune homme fougueux et taciturne dont la mère réprouve la participation à la grève n’a rien du personnage de la pièce de Gorki/Brecht ; lui et sa mère ne sont pas russes, le décor non plus, pas plus les fanciulle aguichantes : italiens, ils renvoient à d’autres grèves, celles que connut Nono, celles des ouvriers avec lesquels il sympathisait alors.

Une usine se construit, les choristes assujettissent leurs gestes à des chaînes de machines invisibles qu’ils parviennent à rendre plus réelles que tout effort scénographique. La lumière change, le gris devient omniprésent ; l’on pense inévitablement à l’usine mangeuse d’hommes de Metropolis (Fritz Lang, 1926). Ses murs, bleus comme l’acier, se dressent de chaque côté du plateau. Tout en haut, de face, s’ouvre un traître vasistas où Guignol ne sait plus sourire, son bâton changé en fusil. Dans la fatigue, les ouvriers trouvent du courage en clamant des chants de travail qui se rythment jusqu’à la danse. La fée dépose une pile de programmes du spectacle : lorsque Pélagie Vlassovafeuillette l’un d’eux, un petit papier rouge s’en échappe : selbständig denken, c'est-à-dire Pensez par vous-même. Dans La mère, c’est dans des sandwichs que les grévistes ont dissimulé les tracs : ainsi Konwitschny désigne-t-il le programme comme nourriture renfermant la clé du désenvoûtement politique.

La mère ira jusqu’à gifler publiquement son fils Pavel, mais après que du haut de son mirador Guignol l’ait abattu comme un chien, elle sera la première à rentrer dans la lutte, à distribuer les tracts. La mort de Pavel plonge toute la scène dans un silence terrible. La mère hurle alors sa peine, chacun lui tournant pudiquement le dos, un petit geste avorté vers une douleur que nul ne peut consoler. La partager, c’est déjà s’engager. Petit à petit l’usine se resserre sur les artistes dont quelques-uns grimperont aux échelles pour ne se laisser pas broyés. On baisse le rideau de fer, engloutissant tout espoir. Une porte s’entrouvre, juste assez pour laisser passer une pâle lumière et un chœur de lamentation sans paroles. « Et aujourd’hui ? » semble dire Konwitschny...

L’équipe réunie ce soir défend avec une ardeur formidable une œuvre exaltante mais difficile. Le résultat tient du prodige, tant sur le plan musical que théâtral. Vocalement, on apprécie particulièrement les prestations de Melanie Walz et Tae-Hyun Kim, de la comédienne Carola Rentz, et surtout de l’incomparable mère de Leandra Overmann, à la voix généreuse d’une immense expressivité, et à la présence bouleversante. La partition de chœur est très complexe : les artistes du Chœur de la Staatsoper de Hanovre ne se contentent pas d’honorer l’exigence de l’écriture de Nono, mais jouent comme jamais il n’est donné de voir jouer un chœur à l’opéra. On sait comme il est difficile de concerner la masse chorale ; plus elle est grande, plus inerte est-elle : ici, le peuple existe par l’addition d’autant d’individualités construites une à une et associées dans cette vaste cérémonie. Bravo à Johannes Harneit à la tête du Staatsorchester Hanover.

BB