Chroniques

par marc develey

échos des palais carolingiens (VIIIe – Xe siècles)
les fantômes francs de l’ensemble Sequentia

Musée national du Moyen Âge, Paris
- 13 janvier 2012
l'ensemble Sequentia, dirigé par Benjamin Bagby, se produit au Musée Cluny
© sequentia

Aujourd’hui largement confinée à nos salles de concerts et nos salons, la musique eut bien d’autres usages et d’autres séjours. Les manuscrits de l’ancien Occident témoignent d’une diversité de lieux dont ne sont parvenus que de diffus échos au travers d’écrits requérant le plus souvent de savantes reconstructions. Si, sous l’appellation de « chant grégorien », les compositions liturgiques ont connu la diffusion et la conservation que l’on sait, des traces plus discrètes indiquent d’autres présences en d’autres sites, dont les cours royales carolingiennes et ottoniennes. Ces espaces désormais marqués d’étrangeté, l’ensemble Sequentia se propose, une large heure durant, de nous y entraîner, aidé en cela par l’acoustique et le cadre si évocateur du Musée national du Moyen Âge (Hôtel de Cluny).

Au contraire de certaines de ses autres interventions, nulle mise en scène particulière ne vient habiller la prestation de la formation. Dans une atmosphère dépouillée, les spicules d’une musique que la parole habite tout autant que la rhétorique modale détourent, sur un tissu émotionnel qui peut désormais sembler décalé, la présence spectrale d’autres habitus sonores. On y reconstruit dans l’épaisseur du moment la façon dont on put se lamenter de la mort d’un roi (A solis ortu usque ad occidua, déplorant celle de Charlemagne) ou la dureté de l’exil (extraordinaire Ut quid iubes, pusiole ?). Guidé par les surtitres et quelques indications simples, très bienvenues, que l’on trouve au riche programme fourni en entrée de concert, il est facile de se laisser prendre à ces autres climats, ceux de la renaissance carolingienne, traversées des noms d’Alcuin, d’Angilbert et de Gottschalk.

Liminaires, harpe et citole en échos accompagnent, liquides et tendres, une imploration aérienne dédiée à Saint Michel. Le timbre ouvert de Wolodymyr Smishkewych y surprend – un avis sur lequel une légère sécheresse en fin de concert ne fera pas revenir. L’instrumentarium réduit est d’une envoûtante qualité. Aux cordes déjà citées s’ajoutent les flûtes de Norbert Rodenkirchen, longs bois aux sonorités fluides, tour à tour dialoguant dans le panégyrique qui fait de Charlemagne un nouveau David (« Surgit, flûte, crée la poésie »), solistes dans l’enchantement instrumental d’un Virgo Plorans reconstruit sur une séquence du Xe siècle, ou plus discrets et évocateurs accompagnateurs de la complainte archaïsante d’un cygne égaré en mer (Planctus cigni). Maître d’œuvre, Benjamin Bagby fait vivre le dictus de ces chants d’une vie propre, dans un quasi Sprechgesang quand il s’agit, barde, de déployer l’héroïque Ik gihorta dat seggen en un vieil Haut-Allemand consonantique, ou dans un miel un peu sourd pour évoquer la fuite du temps que seule peut compenser, promesse comme résignée, la vie éternelle (O mea cella).

Du récit horrifié de la bataille de Fontenoy (Aurora cum primo mane) par Angilbert au premier texte en langue française, rappelant le martyre de Sainte Eulalie de Barcelone, ce sont autant d’occasion d’un même voyage vers une époque complexe d’être méconnue. Merveille qu’aussi peu de moyens puissent avoir autant d’effet ! C’est qu’il s’agissait alors autant de dire que de plaire – et le langage musical était peut-être différemment lié à celui des hommes, en un temps où, comme on le lit encore aujourd’hui sous d’autres cieux au Kalevala, le charme précédait la parole et le mot était chargé d’un fiat : poème, en effet – ainsi que cette soirée parfois hors du temps.

MD