Chroniques

par bertrand bolognesi

Франческа да Римини | Francesca da Rimini
opéra de Sergueï Rachmaninov (version de concert)

Salle Pleyel, Paris
- 21 mai 2010
William Blake représente L'Enfer, sous l'inspiration de sa lecture de Dante
© dr | william blake, enfer

Toujours dans le cadre de l'Année France-Russie 2010, nous entendons cette fois un programme qui regroupe trois raretés ayant vu le jour dans la période trouble située à la charnière des XIXe et XXe siècles. Du moins est-ce ce que l'on pourrait légitimement penser à l'écoute du Concerto en ut mineur Op.66 de Nikolaï Miaskovski, cependant composé à la toute fin de la Grande guerre patriotique, mais tant engoncé dans un certain conservatisme qu'on le croirait, de prime abord, contemporain des deux autres pièces inscrites à ce menu.

C’est une interprétation avantageusement inspirée qu’en livre l'excellent Alexander Kniazev, violoncelliste remarquablement puissant, dans tous les sens du terme : pâte sonore généreuse, profondeur de ton qu'il distille sans pathos aucun, offrant aux doubles-cordes de la cadence du Lento une fiabilité et une générosité rares qu'il porte bientôt jusqu'au recueillement. Cet instrument est un paradoxe, avec un jeu qui souffre de l'éternelle maladie des violoncellistes, à savoir un aigu souvent instable, pour ne pas dire approximatif, mais une musicalité incomparable qui, loin des préoccupations de joliesse, touche au beau dans toute sa brusquerie.

À la barre, Alexander Vedernikov ouvre l'œuvre en sculptant adroitement le thème de basson dans l'épaisseur des cordes graves, avec la complicité de bois en grâce. L'Allegro vivace se révèle vigoureusement contrasté, dans un grand soin des équilibres pupitraux. L'ultime cadence soliste, rageuse et plaintive, convainc l'écoute jusqu'à son troublant amerrissage dans la douce lumière de l'aigu. À lui seul ce moment nous le rappelle : tout, chez Kniazev, est expressivité, respirée comme nuancée.

À vingt-six ans, Alexandre Scriabine signe sa Rêverie en mi mineur Op.24, plus précisément un prélude pour orchestre rebaptisé « rêverie » par l'éditeur Belaïev. Nous sommes en 1898, soit à peine moins d'un demi-siècle avant l'Opus 66 de Miaskovsi ; et pourtant… Profitant du fin dessin des bois, du lyrisme mélismatique de la flûte, notamment, des chromatismes qu'il magnifie par un phrasé volontiers opulent, Vedernikov souligne décidément le génial alliage d'héritage romantique et de modernité de ces cinq minutes d'apesanteur.

Au rendez-vous des raretés, le troisième opéra de Sergueï Rachmaninov, Francesca da Rimini, dont le livret de Modest Tchaïkovski s'inspire de l'Enfer de Dante. Si l'Orchestre Philharmonique de Radio France a satisfait dans la première partie de ce concert, il révèle tant de bonne volonté que de grande forme dans la seconde. Le travail des différents plans s'avère presque palpable, inventant aux tutti une aura quasi impressionniste qui n'omet cependant pas de regarder vers Rimski-Korsakov, bien sûr, mais aussi vers Liszt. D'une orchestration fort riche, le chef russe laisse profiter dans ses moindres détails, sans perdre jamais de vue le fil dramatique, toujours ténu. Le symbolisme général – cinq ans avant la mort du génial Vroubel, voilà bien une œuvre digne de ses démons – se nimbe parfois d'élans qu'on jurerait wagnériens et, forcément, de souvenirs tchaïkovskiens assez évidents.

Ici, nul besoin de mise en scène : la caractérisation bien choisie des voix comme le relief de l'orchestre ouvrent l'imaginaire de l'auditeur, bientôt transporté dans les cercles de l'Enfer, menant à un déchaînement final proprement ahurissant. Si l'on pourra émettre quelques réserves quant au format vocal de Vitaly Panfilov en Dante, l'ensemble de la distribution est un enchantement. Francesca d'abord volontairement timide,Anna Aglatova libère peu à peu une voix colorée et expressive qu'elle conduit avec superbe dans un grand souffle. Mikhaïl Gubsky est un Paolo vaillant, tandis que les deux barytons pourraient se disputer la vedette si la partition ne faisait la part aussi belle à Malatesta, Sergueï Leiferkus magnifiquement impacté et grand musicien, comme l'on sait. Alexander Naumenko ne démérite donc pas en Virgile, d'un timbre ferme au chant rondement mené.

BB