Chroniques

par bertrand bolognesi

Пиковая дама | La dame de pique
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opéra national de Montpellier / Corum
- 7 décembre 2003

C’est en 1834 qu’AlexandrePouchkine publie La dame de pique, une nouvelle fascinante qui sera traduit une première fois en français par Prosper Mérimée dans un style rendant peu compte de celui de l’auteur, mais qui eut le mérite de le faire connaître. En 1948, André Gide en présentera une nouvelle traduction chez Gallimard, certainement moins élégante et moins poétique, mais beaucoup plus proche du texte. Cette histoire terrible d’un ambitieux officier sous l’emprise des cartes, faussement amoureux de Lisa qui lui permet d’accéder à la vieille Comtesse détenant un secret infaillible pour gagner, peu soucieux de faire mourir celle-ci de peur et la première de chagrin, s’inscrit bien dans le romantisme d’alors.

Presque soixante ans après sa parution, Piotr Illich Tchaïkovski travaille sur le livret que son frère Modeste a extrait de la nouvelle à la demande de Vsevolojski qui entendait confier la composition d’un Grand Opéra à la française à Klenovski, petit maître aujourd’hui totalement oublié. Klenovski se dédit et le directeur du Mariinski demande à Tchaïkovski, auquel il aurait préféré confier un nouveau ballet à succès, de reprendre le projet, lui donnant des directives extrêmement précises, cherchant à produire une sorte de « ...Carmen russe, en mieux... ».

Le musicien s’y attelle d’abord à contrecœur, et très vite trouve dans les personnages autant de portraits intéressants que de possibilités de projection. Ne tuera-t-il pas ainsi Madame von Meck, tyrannique bienfaitrice qu’il finit par détester d’en dépendre trop, après une relation houleuse tenant plus de l’amour impossible que du sain mécénat, en la transformant en vieille Venus aigrie que vient effrayer Hermann ? L’avant-dernier opéra de Tchaïkovski sera créé au Théâtre Mariinski le 19 décembre 1890, après la brouille définitive avec Nadejda qu’il continuera de maudire durant les trois années qui lui restent à vivre.

Montpellier recevait ces jours-ci la production de la Staatsoper de Hambourg, créée en juin dernier. C’est uniquement par le couple Lisa / Hermann que cette représentation eut quelque intérêt. Car, par ailleurs, la mise en scène de Willy Decker n’est qu’une de ses sempiternelles installations gigognes qui ne racontent rien, ne servent à rien, tout autant bêtement décoratives qu’une scénographie traditionnelle de grand papa. Aucune direction d’acteur, un chœur très approximatif, et un orchestre qui, pour irréprochable qu’il soit n’en est pas moins mené sans souplesse ni esprit. La lumière est savante mais admirable comme un objet séparé, sans aucun rôle dans le spectacle. On se sera donc grandement ennuyé à cette Pikovaïa Dama d’une cruelle bêtise.

Fort heureusement, quelques artistes de talent nous ont aidés à passer agréablement cet après-midi. A commencer par le baryton anglais Mark Stone qui offrit un timbre d’une belle égalité et un chant parfaitement phrasé au Prince Eletzki. Sourine était confié à Jérôme Varnier, ici nettement plus satisfaisant qu’à Lausanne [voir notre chronique du 21 septembre] ; toutefois, son peu d’aisance sur le plateau nuisit assez à la crédibilité du personnage. Pauline était bien servie par le timbre chaleureux et l’art appréciable de Sylvie Brunet qui campa, entre autres, une excellente Dalila sur cette scène en 1998. On ne présente plus Olga Guryakova qui fut la saisissante Natacha de La guerre et la paix et une bouleversante Tatiana d’Eugène Onéguine à l’Opéra Bastille, ces dernières années ; elle campait une Lisa très présente, à la couleur sombre montrant un personnage plutôt responsable de lui-même que victime d’un amour semi crapuleux, au côté de l’extraordinaire Hermann de Robert Brubaker, ténor américain décidément de plus en plus voué au répertoire russe (Boris, Khovantchina, Voïna y Mir, Lady Macbeth de Mzensk, etc.). Il chanta avec une vaillance inépuisable les trois actes de l’œuvre, nuançant cependant fort rarement. N’oublions pas qu’une absence de direction d’acteur laissait les artistes s’en sortir avec les acquis de leur métier plutôt que de construire pas à pas leur rôle ; il est à croire qu’avec un vrai travail en ce sens, Brubaker trouvera la dimension d’Hermann. Partant du principe qu’il n’est jamais désagréable d’entendre de grandes voix, nous n’en dirons pas plus...

BB