Chroniques

par bertrand bolognesi

Обручение в монастыре | Les fiançailles au couvent
opéra de Sergueï Prokofiev

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 11 janvier 2011
irrésistibles Fiançailles au couvent (Prokofiev) au Capitole de Toulouse !
© patrice nin

Avec ces Fiançailles au couvent, le Capitole ouvre avec éclat l’année 2011. Outre l’intérêt de monter un ouvrage plutôt rare de Prokofiev – on peut dire rares presque tous ses opéras, d’ailleurs –, la maison offre un spectacle passionnant, enlevé, magnifiquement réalisé. L’équipe réunie à Toulouse signe un petit chef-d’œuvre.

En 1940, la poétesse Mira Mendelson invite Sergueï Prokofiev, rencontré un an plus tôt, à se pencher sur La duègne, comédie du féroce Sheridan (The Duenna, 1775) qui manie adroitement les ficelles classiques du genre, des échanges multiples d’identités aux intrigues amoureuses parallèles en passant par une touche d’exotisme. Avec l’instigatrice du projet qui bientôt devient sa seconde épouse, le compositeur élabore le livret d’un opéra buffa en quatre actes et neuf tableaux, Les fiançailles au couvent, dont la création, initialement prévue dans les premiers mois de 1941, sera reportée par la guerre à 1946. L’œuvre est une réussite absolue, le 3 novembre de cette année-là, au Kirov, tant auprès du public que des officiels et de la critique, et son auteur peut même compter sur un article élogieux de son rival Chostakovitch.

Quant au régime, l’action qui caricature des bourgeois obsédés par l’appât du gain au point d’en contracter des liens familiaux ne pouvait que lui plaire. Des moines ivrognes s’adonnent à une irrésistible beuverie, un marchand de poisson parle avec un ridicule amoureux des proies qui l’enrichissent, jusqu’à évoquer l’amicale sensualité d’une langoustine, finissant ainsi de sceller une judéité confite dans les stéréotypes dont l’affuble l’antisémitisme stalinien, une jeunesse positivement rusée – positivement, car les ingénieux ressorts dont il lui faut user sont motivés par des sentiments sincères dont la valeur ici superlative s’apparente au sentimentalisme des comédies musicales d’un certain cinéma courtisan qui enthousiasmait tant le petit père des peuples (on pense aux productions du couple Alexandrov-Orlova, par exemple) – gagne la partie contre une arrière-garde calculatrice, mesquine et brutale : voilà bien de quoi n’être pas interdit.

Sans qu’il soit permis de douter de son véritable engouement pour la pièce de l’Irlandais, on pourra relever qu’il arrive à propos dans le contexte soviétique d’alors. Mais si nous citions plus haut la vilaine eau de rose à empester le septième art russe en cette fin des années quarante, il va sans dire que Prokofiev préserve jalousement sa partition des vulgaires séductions d’un Dounaïevski. Bien au contraire, se reconnaît ici sa verve la plus personnelle, ses riches orchestrations, l’énergie de l’inflexion générale, d’autant magnifiées par l’excellent Tugan Sokhiev qui mène une fosse tout à la fois colorée, clarteuse, puissante, épique et contrastée dont le relief porte magistralement la représentation.

La farce est somptueusement servie par une distribution choisie avec soin où chacun trouve idéalement la place qui lui revient, et ce chacun désigne un plateau plutôt pléthorique qui répond à la russité intrinsèque de l’œuvre. Une fois dit qu’en Carlos Iouri Vorobiev aura un rien peiné sur quelques attaques aigues, que Garry Magee accuse un bas-médium trop terne pour imposer son Ferdinand sur un orchestre particulièrement chargé et que la clarté de timbre de Daniil Schtoda campe un Antonio étroitement diaphane qu’on entendrait volontiers un peu plus robuste, aucune réserve ne viendra à l’oreille quant aux voix. On goûte avec plaisir la cohésion des trois Masques, Vassili Efimov, Micha Chelomianski et Marek Kalbus qui incarnent également d’inénarrables bures éthyliques, comme l’autorité sonore de l’Augustin d’Eduard Tsanga. Le chaleureux mezzo-soprano d’Anna Kiknadze mène généreusement le phrasé de la partie de Clara, tandis que l’élégance du chant d’Anastasia Kalagina sert une pétillante Louisa – entendue le mois dernier dans la Résurrection à Pleyel [lire notre chronique du 11 décembre 2010]. Les barbons ne sont pas en reste, avec l’incroyable Jérôme de Brian Galliford, sonore en diable, et ce débonnaire dindon de Mendozza bénéficiant de la basse confortablement projetée de Mikhaïl Kolelishvili. Enfin, Larissa Diadkova campe une parfaite Nourrice d’une immense présence vocale et théâtrale.

Dans un dispositif scénique judicieusement changeant imaginé par Alison Chitty (qui signe également les costumes), sous les lumières inventives de Paul Lyant, et secondé de Ben Wright pour la chorégraphie, Martin Duncan réalise une mise en scène d’une saine vitalité qui lorgne discrètement vers le théâtre russe du début du XXe siècle par de faux-airs maïakovskiens et vers l’écran muet de Barnet – on pense plus d’une fois à La jeune fille au carton à chapeau (Девушка с коробкой, 1927). Le résultat ? Trois heures de pure joie à ne pas manquer, assurément ! De fait, Les fiançailles au couvent se jouent à Toulouse jusqu’au 19 janvier, la production montant ensuite à Favart à la fin du mois.

BB