Chroniques

par irma foletti

Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski

Bregenzer Festspiele / Theater am Kornmarkt
- 12 août 2019
"Eugène Onéguine" de Tchaikovski mis en scène par Jan Essinger à Bregenz
© bregenzer festspiele | karl forster

Une femme entre en scène, ramasse des morceaux de papier – la lettre déchirée de Tatiana ? –, puis un disque microsillon joue un extrait daté d'Eugène Onéguine qui grésille. Cette dame est Filipievna, qui apparaîtra régulièrement en miroir des faits et gestes de Tatiana, comme si la vieille gouvernante des filles de Madame Larina avait vécu une histoire similaire dans ses jeunes années. Le décor de Nikolaus Webern est le même pour les deux premiers actes, espace extérieur de mousse et touffes d'herbes, avec une glace de chaque côté pour donner davantage de profondeur. Le dispositif fonctionne idéalement pour les tableaux du jardin où Mme Larina plume les oies, au début, en compagnie de Filipievna, ainsi que pour le bal où les invités viennent prendre le frais en empruntant un escalier en fond de plateau. Les limites sont toutefois atteintes pour la scène de la lettre, pendant laquelle Tatiana écrit en s'appuyant sur un petit rocher, sans jamais donner l'impression d'intimité d'une jeune fille à l'intérieur de sa chambre. La scène du duel est occultée par un tulle assez opaque qui suggère la brume, puis le troisième acte se déroule dans la maison de Grémine, une demeure sobre, à défaut de richesse : un bouquet sur une petite table au centre, des parois portant des éclairages en applique.

Le spectacle réglé par Jan Essinger est donc de facture classique, mais ce qui l'est beaucoup moins est l'absence des chœurs pendant la représentation. Dans le programme de salle le metteur en scène déclare avoir voulu se concentrer sur le jeu des protagonistes, mais le manque se fait sentir à plus d'un moment. On joue sur le tourne-disque les interventions chorales pendant les deux premiers actes, un vieux son enregistré en provenance de l'Opéra de Perm. Aucune partie choriste au troisième acte, un passage étant même remplacé par une séquence musicale, pantomime pendant laquelle Lenski, tenu pour mort en avant-scène, se relève et va danser gaiement avec les autres personnages. On perd tout de même en ampleur, en brillant dans les tableaux d'ensemble, et on a un peu de mal à penser que ce choix revendiqué soit totalement déconnecté de toute considération économique ou bien d'exiguïté de la scène.

La distribution vocale nous amène de très belles surprises, en particulier pour les rôles principaux. Honneur aux dames, avec la splendide et toute jeune Shira Patchornik (vingt-six ans) qui compose une Tatiana aux aigus aériens, presque angéliques par moments. On croit à ses premiers élans amoureux et l’on croise les doigts lorsque, tout contente, elle fait remettre sa lettre de déclaration à Onéguine. Plus tard, elle est également bien en situation en princesse, avec plus d'autorité et de mordant dans le registre aigu, même si la fragilité de l’amoureuse n'est pas loin. En Olga, le jeune mezzo Aytaj Shikhalizada (vingt-quatre ans) fait entendre un timbre riche et séduisant, vaillamment projeté, seuls les graves extrêmes sont plus discrets, tandis que l'actrice joue avec un grand naturel. Les deux voix graves de Judith Thielsen et Liuba Sokolova caractérisent au mieux les rôles respectifs de Larina et de Filipievna, un instrument concentré et pas encore exactement l'âge du rôle pour la première, et une couleur sombre et profonde pour la seconde. Ilya Kutyukhin, trente ans et Premier Prix du concours Les Mozart de l'Opéra en janvier dernier à Paris, compose un Onéguine idéal : beau gosse en costume trois pièces, montre en or et cheveux coiffés avec soin, grain noble et solide de baryton russe, d'une agréable ampleur. Le ténor Alexeï Neklyudov maîtrise aussi à merveille son Lenski, élégant, sonore mais sachant alléger par instants, il délivre son grand air du deuxième acte plein de sentiments. Igor Korostylev est un Grémine capable d'autorité et de graves abyssaux, tandis que David Kerber interprète un Monsieur Triquet plutôt lyrique, premier couplet en français et deuxième en russe, gratifiant sa conclusion d'un suraigu qui conviendrait mieux au répertoire italien.

La direction musicale de Valentin Uryupin, aux commandes du Sinfoniker Orchester Vorarlberg, est pleine de bonnes intentions mais souvent trop bruyante. Les toute premières mesures sont d'un rythme extrêmement ralenti, mais le chef varie par la suite tempi et nuances, amenant ainsi de beaux effets de contrastes. La qualité de la formation instrumentale est perfectible : le hautbois solo part une mesure trop tôt lors de sa toute première intervention, les cors sont parfois à la limite et les cordes ne font pas toujours entendre un joli fondu collectif, ni une justesse impeccable, comme les violoncelles dans l'introduction du duel. Mais c'est surtout le volume sonore qui pose régulièrement problème, mettant parfois certains solistes en difficulté, comme Tatiana ou Onéguine pendant le troisième acte. On a d'ailleurs le sentiment que la fosse comble le manque de choristes sur le plateau, par exemple pendant la fête chez les Larine où la puissance instrumentale devient démesurée, en lisière de l'assourdissement.

IF