Chroniques

par françois cavaillès

Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 16 juin 2018
à Strasbourg, une nouvelle production d'Eugène Onéguine (Tchaïkovski)
© klara beck

Quel tour complet qu'une saison d'opéra, surtout en finissant en Alsace, au bout de l'allée de platanes de la place Broglie, par une nouvelle production de ce stupéfiant trésor national russe qu'est Eugène Onéguine, l'un des opus les plus célèbres de Piotr Tchaïkovski (1840-1893). Dès le prélude et son thème élégiaque, tout l'apaisement prodigué par l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg et Marko Letonja, son fidèle directeur [lire notre entretien], habite la scène beaucoup mieux que le décor moderne, dénudé et sans âme, évoquant une bibliothèque. La datcha prise à contre-pied, les héroïnes Tatiana et Olga accusent leurs stéréotypes : la première en liseuse romantique collée à son ami livre, la seconde en sportive à queue de cheval et jupette.

Ainsi la mise en scène de Frederic Wake-Walker prit-elle un mauvais pli, trop sage, alla Disney. Mais dynamique, en décapant le bal masqué pour le jeter dans une boîte de nuit en furie (Acte II), elle montre aussi dans la direction d’acteurs une forte volonté d'animation très bienvenue pour tourner le vieux huis clos plutôt hivernal (du temps sacré de Pouchkine) en histoire contemporaine à la mode vestimentaire actuelle, commune et populaire. En exposant un délabrement général, le temps a passé pour le vaste pays tout comme pour Onéguine aux premiers chapitres du roman :

« Ainsi voit-on un vétéran
Abandonné dans son village,
L'oreille avide et aux aguets
Pour les récits d'un freluquet ».
(traduction d'André Markowicz)

La crainte de voir sombrer dans un cadre médiocre, avec ses personnages, le grand chef-d'œuvre de sensibilité et de lyrisme, la peur de vivre la musique de Tchaïkovski, encore superbe notamment dans les amplifications... Tout cela peut partir en fumée et sous une belle lumière dorée (grâce à l'excellent travail d'éclairage par Fabiana Piccioli, plein de soin et d'originalité) au moment d'exprimer la fierté des paysans, au premier tableau. Le Chœur maison prend l'aspect d'une foule quelconque de figurants qui ne manquent pourtant guère d'affection en voix, traversant les montagnes russes en pigeons voyageurs, messagers de poésie.

« Mon pauvre cœur est tout serré
D'avoir tant peiné
Je ne sais que faire,
Comment oublier mon bien-aimé »,
chante-t-il avant la ronde, ici déclinée en étrange jeu de cueillette.

Il paraît difficile de donner foi aux toutes premières scènes ou de distinguer un sentiment individuel enviable. Bien heureusement, Marina Viotti signe d'un mezzo charmant et inspiré l'arioso d'Olga [lire notre chronique du 12 septembre 2016]. Si prononcée paraît la préférence féminine dans l'écriture vocale de Tchaïkovski qu'échanger manteaux contre robes ferait sens. Cependant, l'Arménien Liparit Avetisyan (Lenski) est, ce soir, l'exception qui confirme la règle. Ténor à l'émission reine, chaleureux et vibrant dans la déclaration d'amour, clair dans le recueillement et illuminé comme l'aurore lors du fameux air précédant le duel, il s'élève d'un admirable souffle épique, pour sa première apparition en France, vers les sommets tracés par le compositeur avec tant d’intelligence et d’amour du chant. En Onéguine, le baryton Bogdan Baciu est d'autant plus aimable qu'il est épris, parfois fébrilement, de la géniale Tatiana d'Ekaterina Morozova.

Tout à fait à l'aise avec le rôle, le soprano russe rivalise d'assurance et d'emportement (pour la scène de la lettre, en particulier). Dans le merveilleux air de bravoure, orné de précieuses surprises lyriques et empli d'âme, sa voix angélique et tourmentée révèle notamment la terreur enfantine qui menaçait le petit Pierre, esprit si délicat, tôt passionné par les arts. Opiniâtre, glorieuse, énervée... Dans tous ses états, l'instrument de la cantatrice, associé à la fabuleuse expressivité des tournures musicales, mène au vrai transport, avec pour guide spirituel les inventions de Tchaïkovski, d'un sidérant à-propos psychologique. Par-delà les quelques failles du livret, le goût de l'évidence dramatique est imparable mais toujours avec finesse, afin d'offrir aux sens ravis tout le bouleversement du cœur frappé net par l'amour. Parfois tout aussi émouvante que Tania, le mezzo Margarita Nekrasova réussit tout à fait à donner corps, vie, voix et âme à Filippievna, l'un des rôles les plus extraordinaires du répertoire par la modestie et la vérité crue [lire notre chronique du 30 juillet 2013]. En revanche, Madame Larina passe plutôt pour une pimbêche, ici, ce qui met surtout en valeur les talents de comédienne du mezzo Doris Lamprecht.

L'univers masculin et ses luttes au pistolet (sous forme de roulette russe) sont moins bien traduits que, finalement, au dernier tableau, le cours des grands sentiments, endigué par le poids des conventions, par l'épaisseur du marqueur social dans le tracé des destinées humaines... Entre Onéguine et Tatiana se dresse la basse audacieuse et même drôle de Mikhaïl Kazakov (Grémine), d'une grande richesse dramatique. Tout est merveilleusement dit, avec quelle concision, au duo final, le moment de réussite totale d'une soirée certes inégale mais hissée haut par la force du chant et par le brio d'une immense œuvre dépassant les limites des circonstances.

FC