Chroniques

par laurent bergnach

Броненосец Потёмкин | Le cuirassé Potemkine
film de Sergueï Eisenstein – musique de Jorge García Herranz

Maison Heinrich Heine / Cité internationale universitaire, Paris
- 26 janvier 2018
Jorge García Herranz accompagne au piano "Le Cuirassé Potemkine" (1925)
© dr

Le 19 mars 1925, Anatoli Lounatcharski, commissaire du Peuple à l’Instruction publique (1917-1929), réunit quelques personnalités dont Meyerhold et Malevitch, en vue de célébrer la Révolution de 1905. L’URSS ayant tôt saisi l’impact du cinéma de propagande, on examine différents sujets parmi lesquels la manifestation sanglante devant le Palais d’Hiver et la grève des ouvriers du pétrole à Bakou. On retrouverait ces éléments dans La fin de Saint-Pétersbourg (Poudovkine, 1927) et Montagnes d’or (Ioutkevitch, 1931) [lire nos chroniques du 11 et 18 octobre 2017]. Pour l’heure, une autre idée retient l’intérêt de l’assemblée : démontrer le pouvoir d’un groupe mobilisé à travers la révolte des marins du Potemkine, « un événement historique tombé dans l’oubli », comme le précise Eisenstein (1898-1948).

Le 14 juin 1905, tandis que la Russie est en guerre contre le Japon et l’exaspération à son comble, l’équipage du cuirassé Potemkine refuse de manger la viande avariée embarquée la veille, que le médecin de bord a pourtant déclarée propre à la consommation. Une mutinerie se déclenche, portée par le quartier-maître Afanassi Matouchenko, militant marxiste qui refuse qu’on fusille des marins pour l’exemple. Le commandant et d’autres officiers sont tués. Très vite, le bâtiment vogue vers Odessa, ville où règne une agitation entretenue par des cellules révolutionnaires fort actives, avec à leur tête l’étudiant Constantin Feldmann notamment. Les marins y exposent le corps de Grigori Vakoulintchouk, l’unique victime de leur camp, ce qui attise la grogne populaire. Sur l’ordre de Nicolas II, on proclame l’état de guerre dans la ville et la répression commence. Les Cosaques tirent dans la foule. Pour sa part, le cuirassé est épargné par la solidarité de deux escadrons rejoignant l’insurrection plutôt que de faire feu.

Le film d’Eisenstein se clôt sur ce point d’orgue, sans évoquer la pendaison de Matouchenko, l’exil des mutins dans différents pays au fil des mois suivants (Roumanie, Canada, Argentine, etc.). À la suite de son premier film, La grève (Октябрь, 1925) [lire notre chronique du 5 novembre 2005], le jeune cinéaste gomme l’héroïsme individuel pour mettre en vedette la masse et l’union. Plus qu’ailleurs, on illustre la lutte de classes, on invite un peuple à copier cette cohésion qui fait la force des dominants – à l’image des tueurs sans visage du légendaire escalier.

Quelques mois après la première mondiale au Théâtre Bolchoï de Moscou (24 décembre 1925), le Schauspielhaus de Berlin accueille le chef-d’œuvre (21 janvier 1926), avec intertitres en langue allemande et division en six bobines. C’est cette adaptation qu’accompagne le pianiste Jorge García Herranz, déjà fort apprécié dans Der Golem, wie er in die Welt kam, ici même [lire notre chronique du 22 novembre 2013]. Borné par une tempête aux arpèges fougueux et une explosion lisztienne de fraternité, le soutien musical possède des paroxysmes, à l’instar de ce fuyard filmé écrasant les touches d’un piano. Mais nous marquent avant tout le calme que favorise Herranz pour les mettre en valeur (celui du sommeil, d’un travail routinier, etc.) et l’usage du crescendo (rumeur qui enfle à Odessa, menace de l’escadre amirale), typique d’un renoncement aux franches ruptures de climats, facilement expressionnistes.

LB