Chroniques

par bertrand bolognesi

Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski

Deutsche Oper, Berlin
- 4 juillet 2017
à la Deutsche Oper Berlin, Ain Anger est un superbe Boris Godounov
© bernd uhlig

À la redécouvrir sur une scène plutôt qu’à l’écran, fut-il grand, la production de Richard Jones pour Covent Garden montre de nouvelles clés. Libéré de cette prothèse à la fois géniale et encombrante que sont caméras et montages, le regard trace un autre chemin dans ce Boris Godounov, plus essentiel. Dans le décor unique de Miriam Buether, sorte de défilé sur deux niveaux où les sept tableaux se succèdent dans le rythme endiablé caractérisant la version originelle de 1869 – l’acte polonais présente peu d’intérêt, avouons-le –, ce n’est plus la hiérarchie des costumes qui retient l’attention mais la munificence de la dorure, omniprésente, que ce soit dans les motifs chatoyants des robes de cérémonie, signées Nicky Gillibrand, ou dans le tissage géométrique des murs.

Notre première approche évoquait le récit séquentiel de l’icône traditionnelle, dorée, pour décrire la démarche de Jones [lire notre chronique du 21 mars 2016] : c’est encore plus frappant dans la salle, avec la superposition de geste leitmotiviques, comme cette course de toupie où s’écroule le destin des gens de pouvoir, le graphisme des planisphères russes auquel répond celui des esquisses de visages d’empereurs sous le pinceau du moine, sans oublier la lame égorgeant les tsarévitchs, qu’ils s’appellent Dimitri ou Fiodor. La voûte supérieure, cœur d’un bulbe, peut-être de la basilique du sacre, place la répétition obsessionnelle du geste fatal dans la culpabilité du rôle-titre. La question n’est pas de savoir si le personnage historique a réellement supprimé l’héritier ou si le tsar de Pouchkine doit l’avoir fait pour des raisons dramaturgiques évidentes : seule importe la culpabilité, sujet de cet opéra. Elle prend sa source sur un acte qui put avoir lieu ou n’être que fantasme autodestructeur. L’écho puissant des cloches, tant dans la musique de Moussorgski que dans son impression accumulée sur les noires parois du palais, et l’œil peint dessus le faîte accusent et persuadent. Il n’est qu’à se prosterner devant la pure folie sainte pour mander pardon des manipulations, usurpations et horreurs variées qui dessinent immanquablement un règne. La visite de Pimène au Kremlin est une grâce ultime qui, en constatant l’agonie, affirme la mort sans qu’il soit nécessaire d’inventer quelque redoutable hétairie [lire notre chronique du 30 juillet 2013].

Après avoir incarné un Pimène de belle stature, Ain Anger se révèle un grand Boris. La noblesse de ton qu’il cultivait dans le personnage vu comme positif par la coutume est à l’œuvre dans sa composition complexe du tsar, ce qui en traduit plus subtilement la souffrance. Du coup, l’impressionnante autorité vocale n’a que faire de ces surjeux trop souvent au rendez-vous : sobre, puissant, dense, ce Godounov bouleverse par sa présence interrogative et spirituelle. Ante Jerkunica s’impose en Pimène qu’habite une foi dévorante, sinon fanatique, transmise par un gosier savant et bien pourvu. Otrepiev fulgurant que celui du ténor étasunien Robert Watson, qui mord l’aigu dans la caresse urgente de l’ambition [lire notre chronique du 14 janvier 2017].

Tour à tour Mime et Loge dans de nombreux Ring, Burkhard Ulrich fut également un Ivrogne d’anthologie dans Lady Macbeth de Mzensk sur ce plateau [lire nos chroniques du 25 janvier 2015, du 14 et 17 août 2013, enfin 13 avril 2017], mais cela ne fait pas un Chouïski suffisant. De même Stephen Bronk, remarqué en Coryphée dans la féroce pantomime de Birtwistle [lire notre chronique du 1er avril 2011], ne s’en sort-il pas en Mitiouk. Aux efficaces soutanes de Jörg Schörner (Missaïl) et Evgueni Orlov (Varlaam) répond l’Aubergiste luxueusement vocale d’Annika Schlicht, encore dans notre souvenir du Bregenzer Festspiele [lire notre chronique du 17 août 2016]. À l’instar de son Mandarin puissant de Toulouse [lire notre chronique du 19 juin 2015], Dong-Hwan Lee offre un Chtchelkalov généreux, quoique trop simple. La Xénia d’Alexandra Hutton satisfait pleinement, de même que sa Nourrice par Ronnita Miller [lire notre chronique du 15 avril 2017].

Parmi les rôles secondaires – s’il en est dans cet ouvrage… –, deux incarnations sont particulièrement frappantes : le petit Fiodor du jeune Julius Röttger, sopraniste d’une confondante précision, issu du Knabenchores der Choralademie Dortmund, enfin Matthew Newlin dont le timbre lumineux et intrusif personnifie un Юродивый à l’impact émotionnel troublant [lire nos chroniques du 15 janvier 2017 et du 16 septembre 2016].

Tout récemment applaudi à Stuttgart pour son interprétation de Death in Venice [lire notre chronique du 5 juin 2017], Kirill Karabits livre un Boris Godounov nettement plus austère que celui d’Antonio Pappano lors des représentations londoniennes. En parfaite adéquation avec la portée spirituelle du spectacle, sa lecture, qui jamais ne cède à la démonstration, est infiniment concentrée et s’avère de grand souffle [lire nos chroniques du 4 mai 2007, du 11 septembre 2004 et du 13 septembre 2003]. Outre cette fosse dignement tenue par les musiciens de l’Orchester der Deutschen Oper Berlin, félicitons les voix du Chœur maison et de son Kinderchor, de fort bon niveau.

BB