Chroniques

par bertrand bolognesi

Александр Невский | Alexandre Nievski, cantate Op.78
Иван Грозный | Ivan le Terrible, oratorio Op.116

Eisenstein, Prokofiev, Gergiev
Théâtre du Châtelet, Paris
- 14 décembre 2005
Alexandre Nievski (Александр Невский), affiche du film d'Eisenstein (1938)
© dr | affiche du film Александр Невский, 1938

La semaine dernière, nous vous parlions de ¡Que viva Mexico!, tourné par Sergeï Eisenstein en 1931 pour Hollywood qui, finalement, suspendrait le projet en cours de réalisation [lire notre chronique du 8 décembre]. Non seulement, le cinéaste souffrit de cet avatar, mais, de retour au pays, le régime lui reprochera d’avoir fréquenté les muralistes Siqueiros et Rivera, alors proches de Trotski en exil. Aussi, en 1938, alors qu’il est devenu vital de se refaire une vertu soviétique, conçoit-il Alexandre Nievski, vaste fresque transportant les salles au XIIIe siècle, bientôt emblématique du cinéma épique stalinien qui fait du peuple le véritable héros de l’action, suivant ce même guide que la Russie tsariste avait fêté (un monastère et une « perspective » lui sont dédiés dans la capitale impériale). Trois ans plus tard, dans la même inspiration qui tentait d’inventer avec les procédés du cinéma une sorte de nouvel opéra historique et populaire, Eisenstein s’engageait dans son dernier film, Ivan le Terrible.

De retour en URSS, Sergeï Prokofiev y inspirait une réelle méfiance qu’il tenta de neutraliser par la cantate Octobre, la proposition d’Eisenstein de composer la musique d’Alexandre Nievski offrant une véritable aubaine à cette voie, poursuivie en 1939 par l’opéra Semyon Kotko (Семён Котко) dont on doit à Valery Gergiev, à la tête de son équipe du Mariinski, un passionnant témoignage discographique. Suivant pas à pas le montage, se fondant avec génie dans son univers esthétique, la partition contribue incontestablement au succès du film, et Prokofiev, peut-être soucieux d’une reconnaissance d’un autre genre, en tire la Cantate Op.78 que depuis l’on donne au concert, indépendamment de la pellicule.

C’est dans un grand mystère que Valery Gergiev et les musiciens de l’Orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg peignent le XIIIe siècle semi légendaire traversé des exploits du prince Nievski. L’illustre chef ossète construit peu à peu le drame, donnant aux Croisés dans Pskov la profondeur requise, laissant de loin venir le thème tragique, tout en rendant parfaitement compte du moindre détail d’orchestration, jusque dans sa déroutante superposition des thèmes. La bataille sur la glace, clé de voûte du film pour laquelle Eisenstein disposa de moyens colossaux, se déchaîne progressivement, Gergiev réussissant, dans cette étourdissante succession de péripéties, à ne jamais alourdir, distribuant parcimonieusement une puissance qui se révèle largement déployée. Au bref apaisement encore farouche de la fin de la scène succède le superbe Champ de la mort. Olga Borodina enlivre une interprétation recueillie, sans excès de solennité, qui conjuguent les qualités qu’on lui connaît – chaleur du timbre, velours du bas médium, rondeur du grave, lumière du haut médium, souplesse de l’aigu – dans un chant irréprochablement mené conduisant droit à l’émotion. Après avoir laissé la voix maîtresse des opérations, Gergiev reprend les rênes pour un chant de liesse d’un goût douteux où, fort heureusement, il sait ne pas s’attarder.

Cette volonté d’édifier un cinéma quasi « opératique », Eisenstein devait plus encore la satisfaire avec Ivan le Terrible. Gageons que Staline, identifié au Tsar Ivan IV qui, au XVIe siècle, tint trente-sept années durant la Russie sous son joug, vit cette apologie de son propre pouvoir d’un œil meilleur que celui qui, en mai 1936, avait vu la caustique comédie Ivan Vassiliévitch de Boulgakov, interdite dès après la générale ! Pourtant, la seconde partie du film ne serait projetée que cinq ans après la mort du petit père du peuple, survenue le même jour que celle de Prokofiev (5 mars 1953). Car cette tragédie shakespearienne, qui aurait du s’achever avec la mort d’Ivan, si Eisenstein avait pu en tourner la troisième partie, s’accordait mal avec une propagande rejetant l’individu qui, sans plus de souci de cohérence, montrait un guide dont on n’aurait osé douter de l’immortalité ! Comme pour Alexandre Nievski, une version de concert fut tirée de la musique du film : c’est le chef d’orchestre Abram Stassevitch qui se chargea de concevoir cet Oratorio Op.116, créé à Moscou en mars 1961 et enregistré l’année suivante par Melodya (une version de légende où l’artiste dirige l’Orchestre Symphonique d’URSS, le mezzo Valentina Levko, le baryton Anatoli Mokrenko et le Chœur National de Moscou), que nous entendons aujourd’hui.

Première surprise de l’exécution : le Chœur du Mariinski, tristement inefficace et approximatif dans la Cantate, se révèle vaillant et fiable dans l’Oratorio. Plus facile, l’œuvre bénéficie d’une lecture tout-à-fait honorable qui fait prendre avec le sourire les faiblesses de la première partie. Signalons, par exemple, l’exemplaire attaque des ténors en voix mixtes, sur le solo de contrebasse, d’une formidable délicatesse. Aux méandres exquisément venimeux des premières mesures d’orchestre, Gergiev fait succéder l’épaisseur noire et fougueuse du Siège de Kazan et les fauves mélodies orientales de La steppe. On retrouve la délicieusement sombre Olga Borodina et l’on goûte la basse vigoureuse et cuivrée du Bachkir Ildar Abdrasakov, tout-à-fait dans le style épique attendu. Seule ombre au tableau : Lambert Wilson est un bien piètre narrateur, d’une affectation hésitant entre lyrisme non assumé et médusante platitude ; on rêve à ce que Didier Sandre, Redjep Mitrovitsa ou Éric Ruf auraient su donner au texte…

BB